Fugitive, chapitre 24 (non réécrit)

A l’immense déception de Tobi, à qui Seindla avait conté les merveilles d’Ocroghalda, Zock leur fit contourner la ville par le sud. Le caravanier redoutait autant les taxes des milices patrouillant aux alentours que, comme il le confia à Tobi, les esclandres provoqués par trop de caravaniers trop désoeuvrés et livrés à eux même dans une cité de tentations. Le jeune homme en fut réduit à se retourner pour admirer, au loin, des murailles ocres que la chaleur rendait troubles et tremblantes.

Seindla avait tenté de lui exposer la complexe société de cette ville des sables, mais ses tentatives s’étaient soldées par de cuisants échecs, tant le Nordique peinait à concevoir un autre fonctionnement que les strictes castes de Sirani ou le tohu-bohu de Lian. Les subtilités de clans, que les gens du désert appelaient meutes, les guerres entre factions rivales un jour et alliées l’autre le laissaient pantois. Bien que ces jeux de pouvoir ne soient pas sans rappeler une version moins civilisée des affrontements entre grandes familles de Sirani, Tobi n’en saisissait ni la teneur, ni les enjeux, et se montrait incapable de retenir le moindre nom de meute.

De guerre lasse, Seindla cessa de lui en parler et préféra l’entretenir de la vie secrète du désert, qui intéressait bien davantage le Nordique. Par son amie, il apprit à reconnaître les ondulations laissées par une vipère ou les sauts à pattes jointes d’un petit rongeur, le pas du chat des sables et les simples traces de sable roulant sur le sable.

Artyreo, quant à lui, avait cessé de badiner avec Mansa. Ce n’était pas qu’il manquât d’intérêt envers la jeune femme, mais un regard parental chaque jour plus noir l’avait lentement convaincu qu’il était temps de se comporter de façon moins voyante s’il ne voulait pas avoir une bagarre au couteau sur les bras. Il n’avait pas peur de perdre, à peine d’être blessé, mais devoir blesser, mutiler ou tuer un caravanier réputé et utile à la troupe n’augurerait rien de bon pour le trio de fugitifs. Zock pouvait, un beau matin, les laisser au campement avec une grappe de fruits séchés et une outre d’eau chacun, leur chevaux, et une arme. Sans carte, sans eau, sans aucun point de repère dans ce paysage aride et désolé, ils mourraient inévitablement de soif ou du délire causé par la chaleur.

Mansa ne l’entendait pas de cette oreille et elle poursuivait l’homme de ses assiduités. Artyreo, fort embarrassé, ne savait généralement comment s’en défaire et il avait pris l’habitude de retenir Proxima jusqu’à chevaucher aux côtés de Tobi. Mansa n’en finissait pas moins par le rejoindre mais Seindla, bonne fille, distrayait généralement son encombrante homologue durant quelques minutes ou quelques heures.

Les parents de Mansa n’étaient pas les seuls à poser problème au cavalier. Odiala, la très jeune fille tombée sous le charme de Proxima, insistait jour après jour pour prendre soin de la jument, enfourcher le pommeau de la selle pour chevaucher devant Artyreo ou simplement porter seaux, brosses, fourrage et matériel soir après soir, quitte à tituber sous leur poids. Artyreo voyait l’attitude de l’enfant d’un très bon œil : quiconque aimait sa jument, certes flattait son ego de cavalier, mais s’attirait aussi en un rien de temps la sympathie de son maître. Il avait trop souvent changé de pays, de terre, de nom, jeté une selle sur le dos de sa complice pour reprendre la route, et Proxima était devenue l’un des seuls éléments stables de son univers. Elle n’était pas que son cheval ; elle était également sa maison et une de ses meilleures chances de survie. Aussi laissait-il volontiers Odiala panser la jolie femelle et lustrer sa robe jusqu’à ce qu’elle resplendisse de mille feux.

Un soir, Tyresia le surprit au cours d’une de ces séances, saisissant la tête de sa monture pour la regarder droit, tout droit dans son bel œil doré. Passant ses doigts dans la crinière courte et soyeuse, sur le chanfrein légèrement incurvé, derrière les oreilles, il était en train de lui murmurer des mots doux et sans sens ni suite quand l’évadée l’interrompit d’un éclat de rire :

« Quand est-ce que tu l’épouses ? »

Artyreo sursauta et lâcha Proxima pour fixer Tyresia, la mine pincée. Mais son regard noir n’impressionnait plus la jeune femme depuis belle lurette, qui reprit avec assurance :

« Et Mansa, elle n’est pas trop jalouse d’une rivale au si long nez ? »

Artyreo crispa la mâchoire et l’espace d’un instant, crut qu’il allait insulter l’intruse. Cette dernière soutenait son regard et durant quelques minutes, ils se toisèrent jusqu’à ce que l’homme, maîtrisant sa colère, réponde avec un incommensurable mépris :

« Que sais-tu d’un cheval ? »

Quand il lui tourna le dos pour revenir à la jument qu’il appelait, à l’abri des regards, sa « princesse », ce fut au tour de Tyresia de frémir d’indignation.

Elle n’était pas seule. Le père d’Odiala vint, quelques jours plus tard, signifier en personne à Artyreo qu’il ne souhaitait plus jamais voir sa fille en selle sur la jument crème. « Sinon… » ajouta-t-il en portant la main à sa ceinture dans un geste non équivoque, et son adversaire ravala sa fierté pour présenter des excuses. Il lui fallut dès lors endurer et ignorer les supplications d’Odiala, qu’il renvoyait à son chariot où la querelle s’achevait invariablement dans les cris et les larmes de la petite fille, et des regards lourds de reproches adressés par les parents à celui qu’ils considéraient comme responsable.

Cerise sur le gâteau, les parents d’Odiala étaient amis avec ceux de Mansa et certains soirs, à l’étape, tandis qu’il prenait soin de sa jument ou s’entraînait au combat avec Tobi ou Kim, Artyreo sentait tout une chape de regards noirs et de commentaires peu flatteurs peser sur ses épaules. Et lui peser de plus en plus lourdement.

Sur la route, les distractions étaient rares. Les journées, monotones, s’écoulaient à l’identique dans un océan sans horizon, un monde de sable aux vagues répétitives et aux murmures raréfiés. Matin et soir suivaient un rituel quasi-immuable.

Pourtant, Tyresia ne ressentait pas d’ennui. Elle chevauchait souvent seule ou presque, des heures entières sur le dos de Prédiction, souvent à la traîne. Le pas de son cheval, elle l’accompagnait du bassin sans y penser, comme bercée par ce balancement. Arrière et puis droite, avant et puis gauche, dans un froufrou discret de pieds s’enfonçant dans le sable sec, elle se laissait porter et emporter par sa monture. Le soleil, qui tapait dur, la plongeait parfois dans une agréable torpeur où elle fixait, l’esprit vide ou presque, la crinière noire de son cheval et son encolure luisante de sueur heure après heure. Au cours de ces longues heures de silence et de paysage inchangé, l’évadée sentait ses pensées vagabonder. De ce tourbillon abandonné à lui-même émergeaient des souvenirs, des images floues ou fugaces, des éclats de voix ou de simples impressions de déjà-vu.

Certains jours, Tyresia émergeait brutalement de ses rêveries et, caressant Prédiction, dressait un tableau mental de la situation et de l’état actuel de sa mémoire.

D’elle, elle ne savait guère que ce qu’elle avait découvert à Lian. Sa facilité à apprendre le maniement des armes ou l’équitation semblaient suggérer que la jeune femme avait été initiée à ces disciplines, mais elle aurait été bien incapable de dire où, par qui, pourquoi. En revanche, Tyresia avait peu à peu acquis la certitude d’avoir vécu de longues années à Lian, sinon toute sa vie passée.

Son apparence physique ne la renseignait que peu. De taille moyenne, le visage fin mais commun, la silhouette découplée et non dépourvue de formes maintenant qu’elle mangeait à sa faim, Tyresia n’avait ni la pâleur nordique de Tobi, ni le teint mordoré d’Artyreo ou des caravaniers. Seuls ses yeux, d’un vert intense et étonnamment clair, détonnaient mais ce trait n’était pas spécifique d’une ethnie en particulier. Tyresia aurait pu être Liannoise de naissance ou d’adoption, fille d’un de ces innombrables immigrés qui trouvaient refuge dans la cité portuaire ou elle-même immigrée, voire installée dans la cité libre depuis des générations.

Elle ne savait plus rien de l’enchaînement de circonstances qui l’avait menée de cette vie d’apparence paisible aux geôles de Manekin, au cœur de la forêt. Elle avait probablement violé une loi fondamentale des Deux-Rives : seuls les grands criminels, les meurtriers particulièrement cruels, les comploteurs ou les corrompus faisaient l’expérience de la prison la plus surveillée du royaume. Tyresia était persuadée de ne pas avoir commis de meurtre ; il lui semblait être trop jeune et de trop faible influence pour avoir menacé de quelque façon l’un des grands de ce monde, et elle ne savait que penser de sa condamnation.

Il lui semblait tout simplement ne pas être ce type d’être humain.

Pourtant, elle n’avait qu’une connaissance imparfaite de sa propre identité. Peut-être l’amnésie avait-elle pu modifier sa personnalité au point où l’évadée n’avait plus rien à voir avec l’humaine menant une vie animale au fond de sa cellule, ou la femme de Lian. Peut-être avait-elle mérité son emprisonnement.

Peut-être était-elle un monstre.

Elle ne s’était pas ouvert de ses doutes à Tobi. Le jeune homme aurait probablement réagi par de farouches dénégations et une incompréhension qui n’auraient fait qu’amplifier le trouble de Tyresia. Pire, il aurait pu comprendre et partager ses inquiétudes, ce qu’elle redoutait. Elle ne voulait pas, sous quelque prétexte que ce soit, voir le doute troubler les yeux clairs de Tobi et leur affection mutuelle s’entacher de gêne ou de crainte.

Ils n’étaient plus qu’à une semaine et demie de voyage de leur destination quand un autre cortège croisa leur chemin. Leur chef, une femme royalement vêtue, héla Zock avec familiarité et enthousiasme, et le chef de la caravane répondit de même façon. Tyresia, qui chevauchait à ses côtés, ne comprit rien à l’échange : les deux caravaniers parlaient la rude et rauque langue du désert. La jeune femme se désintéressa donc vite de la discussion et se contenta de détailler la rencontre des deux caravanes.

Les sentinelles, dans chaque colonne, avaient rengainé leurs armes dans un geste de paix sans équivoque, tandis que Zock levait la main droite, reproduisant le geste d’Artyreo face à lui d’il y a cinq lunes.

Cinq lunes ! Tyresia prit brutalement conscience de la durée de leur voyage, au gré des sables. Le temps glissait sur eux sans un bruit dans cette immensité ouatée, qui absorbait bruits et voyageurs dans sa fournaise. Cinq lunes qu’ils avaient laissé Lian derrière eux, et plus d’une demi-année qu’elle avait fui Manekin. Bientôt, la jeune femme pourrait fêter son premier anniversaire de femme libre, certes, mais qui n’avait toujours pas recouvré ses souvenirs ni son intégrité.

« Ce ne sont pas des négociants en minéraux, regarde-les. Même leurs chevaux ont l’air d’être drapés dans des tapis, tant leurs harnachements sont richement ornés ! Ce sont des convoyeurs de marchandises. Ils partent des villes, emportent nourriture et armes, outils de première nécessité et les négocient au gré des caravansérails et des rencontres comme celles-ci. Ils reviendront chargés de tissus, de peaux de bêtes et de tout un arsenal de petits bibelots complètement inutiles, le genre de babioles qui plaira à un citadin du désert ou un Liannois… »

Tyresia sursauta mais Prédiction, qui avait entendu Proxima s’approcher, ne broncha pas. La jument, quant à elle, coucha les oreilles en arrivant à hauteur du grand étalon, mais une réprimande verbale d’Artyreo coupa court à ses manifestations de mauvaise humeur. Le mercenaire adressa un sourire enchanté à Tyresia.

Son excitation était visible et l’évadée lui rendit son regard :

« Merci pour la leçon ! C’est dommage qu’on ne les rencontre que maintenant alors. On aurait pu leur vendre de la jade, non ?

— On, dis-tu ? Oyez oyez, populace, sous vos yeux ébahis, une marchande du désert vient de naître !

— Je comptais tout à l’heure, on voyage avec eux depuis une éternité et je me disais que je…

— Que tu resterais volontiers parmi eux, à faire la navette entre une ville et une mine, et entre deux, le désert, le sable et ton cheval ? »

Vexée, Tyresia détourna la tête et l’expression moqueuse d’Artyreo disparut. Le cavalier attrapa le coude de l’évadée pour attirer son attention, mais ce fut son ton qui fit réagir la jeune femme. Plus si moralisateur, il en devenait presque compatissant.

« Le désert a son charme. L’oubli du voyage…c’est une vie rude mais simple. J’imagine qu’elle pourrait être reposante pour toi. Et puis c’est vrai, ces nomades se sont montrés accueillants. Mais réfléchis, Tyresia ! Tu as déjà commis la même erreur à Lian.

Tôt ou tard, on te reconnaîtra. Je ne pense pas qu’un roi qui t’a déjà fait poursuivre jusqu’aux confins du désert lâche prise si facilement et un jour ou l’autre, on te trahira. Les Contrées du Sud et les Deux-Rives s’entendront pour que tu deviennes la contrepartie d’un accord, ou un chasseur de prime attiré par la récompense arrivera à te jeter en travers de sa selle. »

Le regard d’Artyreo s’adoucit.

« Peut-être que tu pourrais trouver l’oubli dans les montagnes, ou dans un quelconque oasis perdu. Toute seule – ou avec Tobi, m’est avis que ce tas de neige serait bien fichu de demeurer auprès de toi, sans jamais parler à personne. Cachée jusqu’à la fin de tes jours.

Je pense qu’il doit être possible de trouver de tels endroits. Zock en connaît sûrement, et bien d’autres dans la caravane.

Mais il me semble que tu t’intègres aisément dans une société et, pardonne moi, tu sembles y prendre plaisir. Veux tu réellement passer les prochaines décennies en ermite ?

— Tu crois que je n’aurais même pas le droit à une vie de caravanière, dans un pays lointain, à des semaines de voyage de la ville où je vivais et encore plus de Manekin, dans un territoire sans fin où les soldats du roi ne pénètrent pas ? Tyresia haussa d’un ton. Qu’ai-je donc fait pour qu’on me prive du droit à l’oubli le plus fondamental qui soit ?

— Moins fort ! Les autres n’ont pas les détails ! Ne m’en veux pas d’être l’oiseau de mauvais augure. Bienvenue dans le merveilleux monde des fugitifs…ils ne vont pas te lâcher de sitôt. Cache-toi des années, ils ressurgiront de ton passé au moment où tu ne t’y attendras plus. Et tu devras tout abandonner, encore et encore… »

Tyresia, cette fois-ci, tourna franchement la tête pour dévisager Artyreo, qui ne lui rendit pas son regard. Il regardait sans le voir l’échange de saluts codifiés et complexes des deux chefs de caravane, le visage presque aussi insondable qu’à l’habitude. Pourtant, son acolyte crut discerner une pointe de regret ou de tristesse dans la commissure crispée de ses lèvres, qui faisait écho à l’amertume inhabituelle de son discours.

Après quelques secondes de silence, Tyresia demanda :

« Qui te poursuit ? »

Cette fois-ci, Artyreo tourna la tête pour soutenir le regard de l’évadée. Il faillit parler, se ravisa et finalement soupira en balayant l’air de la main :

« Non…personne en particulier. J’ai souvent vu cela, c’est tout. »

Son manque de sincérité crevait les yeux, mais Tyresia renonça à le lui faire remarquer. L’espace d’un instant, elle l’avait senti, le mercenaire avait failli lui confier quelque chose d’important pour lui, d’essentiel. Une seconde plus tard, avec un regard d’animal traqué, il lui mentait effrontément, et la jeune femme n’osa insister.

Elle hocha la tête sans prononcer un mot, puis reporta son attention sur la caravane voisine, imitée par Artyreo.

Ce soir-là, leur route quotidienne ne s’était pas achevée auprès d’un puits et pour cette raison, Gjam refusa que la rencontre avec les négociants soit prétexte à un repas de fête. Les nomades se contentèrent donc de leur ordinaire et de celui de leurs nouveaux compagnons, qu’ils partagèrent autour d’un feu. Tyresia, son écuelle remplie à la main, s’avançait à pas lents vers son groupe d’amies quand une main amicale la prit par l’épaule. Se retournant d’un bloc, manquant renverser son assiette, elle croisa un regard marron et affectueux doublé d’un sourire surpris : le visage de Seouti. Le caravanier rit nerveusement :

« Doucement ! Je n’ai encore rien fait de mal ! »

            Tyresia leva sa main libre en un geste d’excuse et, avant qu’elle ait pu rendre son salut au nomade, ce dernier enchaîna :

            « Mes yeux d’aigle n’ont pas pu ne pas noter ta curiosité envers nos visiteurs. Il se trouve que je connais certains des membres de ce petit, tout petit convoi ; et si tu partageais le repas que nous prévoyons de partager ? »

            L’instant de surprise passé, la jeune femme opina du chef et laissa Seouti l’entraîner vers un feu plus petit, allumé légèrement à l’écart et auprès d’un chariot richement décoré. En chemin, sans lâcher son épaule, il l’entretint de la caravane zeipreth-o-heken rlinden, qui dans la langue des Deux-Rives portait le poétique nom de « caravane des ailes du désert ». Le convoi, loin de perpétuer une tradition ancestrale et transmise de génération en génération comme l’était l’activité de la caravane des pierres de jade, était un nouveau-né dans la multitude de ceux qui arpentaient les pistes du désert. Il était vieux de moins d’une décennie. Trois jeunes nomades avaient décidé de s’émanciper d’une autre caravane, au chargement plus varié, une sorte de bazar du désert. Les trois audacieux avaient parié sur l’intérêt grandissant, au sein des cités du nord, pour les tissus et les objets d’arts en provenance des Contrées du Sud. Ils avaient emprunté de l’argent à une meute d’Oroghalda – Tyresia ne comprit pas cette explication de Seouti et perdit un instant le fil de la conversation – pour acheter un premier stock et employer des mercenaires. Au fil des ans, les amis et leurs proches avaient remplacé les mercenaires, tandis que la vente de chaque chargement permettait aisément de financer le suivant tout en remboursant l’emprunt réalisé. La caravane, non contente de négocier les bibelots en ville, circulait aussi entre les caravansérails dispersés tout au long du désert pour y rencontrer d’autres convois et leur acheter leur production ou leurs trouvailles. Elle avait ainsi réussi à rembourser pour de bon le prêt effectué à Ocroghalda et, comme l’annonça fièrement Seouti, effectuait le premier des voyages dont elle serait seule bénéficiaire.

            Bercée par cette belle histoire de réussite et par la voix de Seouti, dans laquelle elle devinait une pointe d’envie, Tyresia parvint à l’orée du cercle de mangeurs. Les cinq hommes et la femme s’écartèrent de bon cœur pour faire une place aux deux jeunes gens et, après les présentations d’usage, la discussion s’anima d’autant plus rapidement qu’une flasque circulait. Tyresia y trempa ses lèvres plus d’une fois et bien vite, elle baigna dans une sorte de torpeur ouatée et bienveillante, riant à tout propos et bien souvent, hors de propos, sous les regards indulgents de ses compagnons. Paisible, détendue, elle se laissait porter par la conversation quand l’un des étrangers attira son attention :

            « Vous savez ce qu’on a entendu à Lian ? Il y a un prisonnier évadé en goguette dans le royaume et, attention, un dangereux ! Le Roi a failli lui mettre la main dessus à Lian, mais il lui a filé entre les pattes avec force coups de couteaux et au gré d’une grosse bagarre. Apparemment, il était si furieux que des politiques de Sirani en ont pris pour leur grade, et maintenant il a décidé d’exiger de Lian qu’elle lui ouvre ses portes, pour qu’il puisse fouiller. Enfin bref, il veut mettre la ville à sac pour une minuscule petite trace ou un indice. »

            Tyresia frémit intérieurement et, tandis qu’elle revenait à la réalité au prix d’un effort surhumain, le nomade avala une nouvelle gorgée de sa redoutable liqueur et reprit :

            « Lian a dit non, vous imaginez bien ! Résultat, ils sont à couteaux tirés dans le nord, persuadés que l’évadée est quelque part dans le royaume, et chacun accuse l’autre de la cacher, enfin, vous voyez l’idée…C’est pas bon pour le commerce, tout ça, manquerait plus qu’on nous fouille aux frontières aussi… »

            Des rires saluèrent la performance de Tyresia qui se releva maladroitement, en vacillant. Croyant que leur compagne allait satisfaire un besoin naturel, les caravaniers la laissèrent s’enfoncer dans la nuit sans une question, souriant de son trajet incertain. L’évadée s’éloigna rapidement, sentant sur ses épaules le regard d’un Seouti inquiété par sa démarche maladroite. Tyresia avança au-delà de l’endroit où les chevaux étaient entravés avant de changer de sens et de revenir, par un autre chemin, aux abords du vaste amas de feux formé par le campement. Les jambes fragiles mais le regard encore net, elle chercha Tobi dans les petits attroupements, mais ne l’aperçut que quand elle tourna le dos aux flammes. Le Nordique, adossé à un chariot, discourait avec Seindla assise sur ce même chariot. Leur solitude, leur proximité et une dernière once de raison malgré l’ivresse et l’angoisse dissuadèrent Tyresia de déranger son ami. Aussi se mit-elle en quête de son allié à contrecoeur, Artyreo, qu’elle découvrit assis entre Derym et un nomade étranger. Les trois hommes riaient d’une plaisanterie de l’inconnu, tout entiers absorbés dans leur discussion animée. Artyreo lui-même, détendu et hilare, n’entendit pas approcher la jeune femme dans son dos. Tyresia voulut lui toucher l’épaule, le bras, accrocher son regard ou attirer son attention de toute autre manière discrète.

            Elle manqua lui tomber dessus. Le mercenaire la rattrapa tant bien que mal sous les hurlements de rire des deux autres, et quand il parvint évident que Tyresia ne se redresserait pas toute seule sans y laisser des plumes et un brin de dignité, il la tint par les épaules pour la relever. Dos au feu, son visage était dans l’ombre mais l’évadée ne put manquer son regard inquisiteur :

            « Eh bien, quoi ? »

            Sans lui laisser le temps de répondre, il se retourna vers les autres et cligna de l’œil :

            « Mesdames, messieurs, je m’en vais ramener cette jeune personne avinée d’où elle vient. Seouti tire trop bien à l’arc pour moi ! »

            Quelques rires saluèrent sa prestation, ainsi que des regards légèrement gênés, mais Artyreo ne s’y attarda pas et entraîna la jeune femme à l’écart, dans l’ombre. Tyresia aurait aimé repousser ses mains et lui assurer qu’elle pouvait marcher seule, mais elle n’y parvint pas : elle tremblait de honte et de peur, et elle ne pouvait pas marcher seule. Du moins, pas droit. Elle attendit donc que le mercenaire la cale contre un chariot, la lâche et se dresse face à elle :

            « Alors ? Pourquoi cette agression tout en subtilité ?

            Les…les caravaniers. Ils ont voyagé à Lian et dans le r…royaume, haleta Tyresia. Ils ont dit que le roi avait su que j’étais à Lian, et qu’il voulait que…il croit que je suis encore là-bas. Dans le royaume, pas à Lian. Un peu partout, quoi. Ils ont dit qu’il voulait fouiller Lian, je veux dire, rompre leur pacte et que peut-être, il était prêt à leur, euh, à lui faire la guerre pour ça. Même pas pour me trouver. Pour trouver un truc. Un indice. Une piste. Tu imagines ? Tout ça, même pas pour me débusquer ! Juste pour…une idée. »

            Artyreo lui reprit les épaules et les maintint jusqu’à ce que Tyresia cesse de trembler comme une feuille. Aidées par l’alcool, ses émotions reprenaient le dessus et elle sentait avec un mélange de rage et d’horreur qu’elle n’était pas loin des larmes. Comme des mois auparavant auprès de Tobi, elle gémit comme un chiot perdu :

            « Veux pas retourner à Manekin… »

            Le regard du mercenaire demeura dur et insondable, concentré, mais Tyresia sentit la pression de ses mains sur ses épaules s’accentuer et il la rapprocha légèrement de lui. Pas assez, cependant, pour qu’elle ne puisse pas voir l’éclat de regret dans ses yeux quand il répondit doucement :

            « Je t’avais dit qu’il ne lâcherait pas l’affaire. »

            Comme les tremblements de l’évadée s’apaisaient, il la lâcha et s’adossa au chariot, à côté d’elle. Tyresia chercha son regard – elle avait désespérément besoin de quelqu’un qui sache ce qu’il faisait – mais celui d’Artyreo dérivait vers les chevaux entravés, et le désert glacé au-delà.

            « On ne va pas y revenir tout de suite, hein ? On est relativement anonymes dans cette caravane. Si on ne commet pas d’impair…Ecoute moi. »

            Il passa maladroitement le bras autour des épaules de Tyresia, qui recommençait à trembler, pour tenter de l’apaiser :

            « Tu vas rester ici jusqu’à ce que tu te sois calmée, d’accord ? Et puis tu vas retourner auprès d’eux, et tu vas rire et manger, et parler avec eux comme si de rien n’était. Tu m’entends, Tyresia ?

Préserve les apparences avant tout, ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons rester encore un peu. »

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