« Eh bien alors, aurais-tu peur, un grand garçon comme toi ? »
Oru déglutit en voyant son visage maculé de poussière se refléter sur la lame de son interlocuteur. Instinctivement, il esquissa un mouvement de recul, et les deux cerbères qui le maintenaient fermement resserrèrent leur prise, sans aucun état d’âme. Immobilisé, sans échappatoire aucune, Oru était condamné à faire face. Quand il redressa le front, ses yeux noirs croisèrent le regard brun de son vis-à-vis, qui le dominait d’une bonne tête, son visage mat aux traits burinés tordu par un rictus qui n’augurait rien de bon. Le fil du poignard, légèrement courbe, une lame aux reflets blanchâtres, se promena sensuellement le long du col de Oru qui frémit et serra les dents, tétanisé de terreur, tandis que son agresseur susurrait :
« Tu aurais dû le savoir, qu’un petit gars comme toi ne doit pas me prendre pour un crétin. Tu croyais que j’allais pas remarquer que tu venais de Gir-ne-zei, dis moi ? Que j’allais pas deviner dans la seconde que t’étais rien qu’un crétin d’espion, venu préparer un sale coup pour le compte de ta Meute, hein ? Il a l’œil, Hejan, tu crois quoi ? »
Oru enfonça ses talons dans le sol, arqua le dos, rien n’y fit ; il était simplement bloqué. Un sourire amer tordit les lèvres de l’homme, tandis que Hejan passait et repassait le couteau à quelques pouces de sa gorge, délicatement. Mourir ainsi à presque trente-cinq étés, acculé à un mur graisseux dans une ruelle poussiéreuse, dans le tumulte de la ville d’Ocroghalda, c’était bien bête ! La voix doucereuse d’Hejan fit de nouveau entendre et, effet de la peur sans doute, sembla pour Oru dominer tout le vacarme ambiant :
« Tu ne dis rien, mon joli ? Ne t’inquiète pas, tu ne vas pas mourir immédiatement. Un membre de la Meute de Gir-ne-zei, c’est toujours intéressant…je suis sûr que tu sais plein de choses, tu m’as l’air d’un gars bien renseigné. »
Oru retrouva soudainement sa voix :
« Et toi, tu serais plutôt un naïf. Tu crois vraiment que je vais te révéler quoi que ce soit ? Tu peux bien crever.
– Oh, allons-y pour un petit échange de fanfaronnades ritualisées, pour le plaisir…sauf que moi, vois-tu, l’espion, j’ai les moyens de faire ce que je t’annonce. Toi, il n’est pas dit que tu puisses longtemps garder le silence. Qu’est ce que je commence par couper, dis-moi ? Allons, sois sage, si je dérape, tu risques d’avoir un peu mal. »
La lame s’approcha lentement du nez d’Oru qui se raidit et tenta encore de se dégager. Il avait beau savoir que c’était impossible, la peur l’aiguillonnait, le mordait comme une bête enragée et plus rien n’existait pour lui que sa propre sauvegarde. Le monde se rétrécissait à cette lame brillante et au regard exalté de son propriétaire, à leurs deux respirations, l’une impatiente et l’autre rauque. Si bien que quand Hejan cria de douleur en reculant d’un bond, Oru mit quelques secondes à comprendre ce qui se passait. Les deux cerbères, voyant leur chef assailli, lâchèrent l’homme qui chuta à quatre pattes avant de se redresser précipitamment et de jeter un bref regard circulaire. Un gros chien couleur de houille, au pelage hirsute, aux oreilles de coyote, s’en était pris à Hejan, pour une raison inconnue. Ces animaux décharnés, grondants, à qui les bonnes âmes jetaient des rebuts de boucherie et les autres des pierres, ces bêtes survivant en meute n’avaient même plus la raison d’un animal sauvage ; c’étaient des créatures folles qui attaquaient parfois sans sembler se soucier des conséquences, avec rage. Et un de ces animaux venait de s’en prendre à Hejan, qui hurla et frappa la bête de son poignard, lui trouant l’échine jusqu’à ce que le chien lâche prise et glisse au sol, agonisant.
Il n’en avait pas fallu plus à Oru pour détaler ; courant comme jamais il n’avait couru, l’homme s’échappa de la ruelle avec rapidité. Sa fuite éperdue dans le sable et la poussière des rues d’Ocroghalda le mena vite à une rue plus passante, peuplée de marchands et de promeneurs, de charrettes et d’étals chamarrés. Ocroghalda, la ville qui tirait sa prospérité du commerce de l’ocre et des formidables gisements qu’elle protégeait jalousement, était une cité animée, mais aussi le repaire d’une des plus féroces meutes des Contrées du Sud. Nommées kheel en langue du Sud, mot traduit imparfaitement par groupe, secte, tribu ou meute, mais qui désignait une organisation à mi-chemin entre tous ces termes…Oru esquissa un sourire. Ces sortes de guildes regroupaient les voleurs d’une même ville, sous l’autorité écrasante d’un alpha, souvent l’homme le plus violent, le plus rusé, le plus apte à imposer sa loi de la troupe. Les gibiers de potence, ses sujets, lui devaient un impôt régulier sur leurs gains, moyennant quoi ils étaient protégés de la vindicte de la police et des nobles. C’était la meute de Gir-ne-zei, la ville justement nommée « repaire du sable », qui, la première, avait eu cette lumineuse idée, se rappela Oru en repoussant les propositions d’un marchand entreprenant, de faire payer également les riches. Chacun de ces marchands prospères, de ces nobles fortunés qui peuplaient la ville du sable, donnait de l’argent à la meute, laquelle lui garantissait qu’ils ne seraient pas détroussés par les voleurs sur lesquels elle avait la mainmise. Si bien que les cibles des voleurs de Gir-ne-zei étaient plutôt les membres de la classe moyenne, ou la bourse d’un marchand en visite, d’un touriste égaré, d’un Siranien découvrant une « ville pittoresque », tandis que les riches autochtones ne risquaient rien. Cet arrangement avait permis aux voleurs et à leurs cibles coutumières de vivre dans une paix relative, assurée et surveillée par l’alpha, qui ne laissait rien passer à ses sujets.
« En parlant d’alpha, j’ai intérêt à trouver une bonne excuse pour m’être si bêtement fait pincer, » soupira Oru. Avant de croiser le regard étonné d’une prostituée qui exposait ses charmes dans la rue poussiéreuse et de réaliser qu’il s’était exprimé à voix haute. Agacé par sa propre maladresse, le voleur de Gir-ne-zei accéléra le pas. S’il s’y prenait bien, il rejoindrait sa ville et son territoire dans les prochains jours, et mieux valait quitter Ocroghalda avant qu’Hejan ne retrouve sa trace. A tout avouer, malgré la beauté de cette ville prospère dont le nom signifiait « sculpture d’ocre », Oru n’était pas fâché que sa mission ait pris fin ; comme les pigeons voyageurs, il avait hâte de rejoindre son nid. Et puis, il était un homme des cités, un sédentaire, qui goûtait peu les voyages dans le désert ou les plaines arides, pas comme ces nomades qui formaient les caravanes ou les clans.
« J’ai envie de galoper, » bougonna Tobi en rajustant un chapeau usagé tiré de ses fontes, et qui protégeait sa tête et sa peau pâle du soleil. Devant lui, Artyreo baissa le foulard qui protégeait son menton, passa sa langue sur des lèvres gercées avant de répondre, du ton sec d’un homme rendu irritable par la fatigue ou l’environnement :
« Bien sûr. Quand on te croisera gisant sur la route, et ton cheval perdu quelque part, on te ramasse ou bien on t’achève ? »
Tobi manqua répliquer, mais Artyreo avait talonné Proxima et la poussait en avant pour couper court à toute discussion et bien signifier son envie de tranquillité au Nordique, qui en fut quitte pour marmonner dans son coin. Tyresia, qui chevauchait en queue de file, serra les genoux et amena Prédiction à la hauteur de Symbole, pour esquisser un sourire fatigué à l’attention de Tobi :
« J’ai cru comprendre qu’on avait des chances de trouver un puit avant demain soir, mais en attendant, et même après, mieux vaudrait économiser nos forces. Ce serait trop bête d’épuiser les chevaux, et par cette température, Symbole ne tiendra pas longtemps. On a déjà beaucoup galopé, depuis Lian.
– Mais oui, la voix de la raison a parlé, siffla Tobi. Puis, radouci : Il fait une chaleur à crever. Chez moi dans les Montagnes, au moins, il y a de l’ombre et des rivières, et de la neige. Malgré les tempêtes d’hiver et les blizzards, c’est bien agréable.
– Il y a aussi des tempêtes dans le désert. Sauf que c’est du sable qui vole !
– Oh, super, j’aime beaucoup plus ce pays tout d’un coup ! On n’est pas dans le désert, là, c’est de l’herbe.
– Non, il y a encore une ou deux journées de marche dans les plaines. Mais, au final…C’est déjà un désert, non ? »
Tyresia ouvrit grand les bras, et embrassa le paysage d’un geste. Tobi, oubliant une seconde ses récriminations, suivit son regard et plissa les yeux, gêné par la forte luminosité. Le sol éclairci, de sable, planté de végétaux rêches et durs, se comportait comme un grand miroir, qui renvoyait la lumière écrasante du soleil. Sous cette chaleur et cette clarté implacables, les contours des objets semblaient frémir, et pourtant, les objets proches étaient d’une netteté désagréable aux yeux du Nordique. Même la lumière n’était pas celle de chez lui ; plus rouge, plus chaude, quoique toute aussi blessante pour des yeux mal accoutumés. Au loin, nul relief, simplement un horizon noyé dans la brume de chaleur, et rouge ; rien ne dépassait de la ligne entre terre et ciel depuis le matin.
« Oui, on dirait chez moi, mais en plus chaud.
– Tu oses comparer les Contrées du Sud, et l’affreux Glaçon du Nord d’où viennent les naïfs ? »
La raillerie provenait d’Artyreo, qui s’était retourné sur sa selle et avait posé une main sur la croupe de Proxima. La jument allait rênes longues, un pas devant l’autre, s’économisant, paisible. Son cavalier fixait ses compagnons de voyage, mais il y avait moins d’humour que de sarcasme dans son regard ; ils avaient dormi assez loin de la Sirène de peur d’être rattrapés par d’intrépides gardes, et Artyreo, méfiant à l’extrême, avait monté la garde durant une bonne partie de la nuit. Depuis l’aube, il se laissait promener par sa jument, imprimant juste une secousse brusque aux rênes quand il lui fallait modifier la direction prise, sans égards pour sa monture, ce qui était peu coutumier de sa part. Il chevauchait sans un mot, contraste étonnant avec son agaçante manie d’attirer l’attention sur lui. Si d’aventure on lui adressait la parole, il répondait avec ironie et durement, irritable, sans la moindre patience. Tyresia et Tobi, après quelques vives rebuffades, avaient choisi de le laisser se murer dans le silence; même les quelques piques, d’ordinaire taquines, qu’il lançait frôlaient la provocation gratuite. Inquiétude, fatigue, les deux conjuguées ? L’homme conservant un désagréable mutisme, Tobi et Tyresia avaient renoncé à comprendre et le laissaient cheminer seul, mais l’humeur d’Artyreo déteignait sur les deux autres voyageurs et une certaine tension régnait entre eux depuis le début de la route, le matin même. Tobi, cette fois-ci, ne passa pas outre et répliqua :
« Oh non. Comment comparer une terre où, quand la tempête abat une maison, le village entier la reconstruit et une autre où on s’assassine même entre gens d’une même famille ? »
Le regard d’Artyreo s’assombrit :
« Que sais-tu des coutumes d’ici ?
– Ose me dire que c’est un havre de paix !
– Tu parles des cités et tu oublies les clans et les caravanes !
– Ah, entre membres d’un même clan, ça se cogne aussi dessus ? Quel beau pays !
– C’est surtout un pays où la survie implique de ne pas aller pleurer sur le sort d’un voisin incapable de se débrouiller !
– J’appelle ça l’égoïsme !
– J’appelle ça le bon sens, et plus on va vers le Nord, moins les gens en ont !
– Nous n’avons pas…
– Parle donc au cheval. »
Artyreo tira d’un coup sec sur les rênes de Proxima qui regimba, surprise et fut réprimandée d’un ton sec. La jument coucha les oreilles en arrière mais obliqua néanmoins à gauche sous l’impulsion de son cavalier, vers une piste où la végétation ne poussait plus, mise à mal par les sabots de chevaux ou de ces créatures des sables qui peuplaient les légendes. Tobi, renfrogné, sortit soudain de son mutisme et talonna Symbole pour remonter au niveau d’Artyreo et l’interpeller :
« N’empêche que…Oh, c’est quoi ça ?
– Eh bien, je suppose que ce sont des gens qui s’assassinent entre eux.
– Une caravane ? »
Artyreo leva les yeux au ciel sans répondre, puis reporta son attention sur la caravane qui s’avançait. On ne pouvait distinguer pour l’heure qu’un nuage de poussière, dans lequel se détachaient des silhouettes équines, et d’autres plus massives. Il ne percevait aucun autre bruit que celui produit par le vent, qui soufflait sur eux le sable du sol depuis le milieu de journée. L’horizon était vaste, la plaine tout autant et il était fort probable que la caravane se trouvât encore à deux bonnes heures de marche, voire trois, au vu de la petitesse des silhouettes qu’Artyreo apercevait. L’homme scruta encore quelques minutes l’horizon, puis haussa les épaules et serra vivement les jambes autour des flancs de Proxima, qui redressa la tête et se lança dans un trot lent. Artyreo soupira et ferma une seconde les yeux, avant de redresser la tête et de se lever au rythme des foulées de sa jument pour faciliter la tâche de l’animal ; le sol devenait plus profond, le sable plus meuble et bientôt, marcher n’y serait guère aisé pour des humains.
De nouveau, il scruta l’horizon en protégeant ses yeux de la main, cherchant avec une pointe d’inquiétude le puits qui, il le savait pour avoir déjà parcouru l’endroit, devait se trouver à une heure et demie de route. Cependant, le désert et les terrains qui l’entourent étaient des lieux mouvants : un simple vent d’ouest pouvait modifier la position d’une dune et le faciès d’un relief. Ils suivaient la piste qu’il avait jugé la plus fraîche, où des dizaines de sabots et de pieds avaient imprimé leur marque, mais plus le temps passait et moins Artyreo était sûr de trouver le puit sur leur route ; son inquiétude augmentait au fil du temps, et la caravane qui venait d’apparaître n’arrangeait rien. Si elle était une simple confrérie de marchands, nul danger à redouter, mais il y avait bien des êtres différents qui parcouraient ces terres arides. Le puits qui tardait à apparaître, la perspective, peut-être, d’une mauvaise rencontre, la fatigue et la chaleur, la mission confiée par Alphard, les buts hypothétiques de ce dernier et bien d’autres pensées encore, tout se mélangeait dans l’esprit d’Artyreo et y tournoyait sans que rien jaillît du creuset, pas la moindre perspective réconfortante.
Le résultat de cette alchimie était une irritation grandissante, sans qu’il sût précisément à quoi ou à qui il en voulait. Proxima fit un pas de côté pour éviter un serpent et Artyreo flatta l’encolure de sa jument, qui ramena une oreille en arrière avec un fond de méfiance, échaudée par les précédents éclats de l’humain. Le cavalier soupira ; il pouvait ajouter à ce qui lui occupait l’esprit le sentiment de s’être montré injuste en passant ses nerfs sur sa plus fidèle complice.
L’humeur morose d’Artyreo avait dû apparaître sur ses traits, car Tyresia, à sa grande surprise, le héla :
« Un problème ? »
Il tourna les yeux vers elle et fut un instant tenté de lui parler de cet Alphard, l’homme en rouge dont il ne savait, à son grand dam, rien du tout, ou de lui demander si elle pensait que le puits approchait. Elle n’avait probablement rien à apporter à ses réflexions, mais il aurait au moins pu partager un peu sa lassitude. Cependant, il était peu prudent de lui parler d’Alphard, quant à la questionner au sujet du puits, que pouvait-elle savoir à ce sujet, si elle était de Lian ? Artyreo s’entendit répondre avec un fond d’ironie dans la voix :
« Non, tout va pour le mieux. »
Tyresia fronça les sourcils, l’air dubitatif, puis haussa les épaules et ils retombèrent tous dans leur mutisme, Tobi admirant le paysage, Artyreo surveillant la caravane qui grandissait sur l’horizon, et Tyresia dévisageant l’un puis l’autre.
Au bout de quelque temps, des sons leur parvinrent ; des bruits de ris et de cris, des exclamations encore incompréhensibles. Devant eux, nota Tobi, la caravane semblait à l’arrêt ; la poussière ne l’environnait plus, et les chevaux, plus visibles désormais, se tenaient apparemment immobiles. Il allait signaler ce fait étonnant à Artyreo quand ce dernier lança à la cantonade :
« Nous aurons de la compagnie au puits ! »
Il poussa Proxima pour qu’elle allonge son allure, malgré la raideur de ses propres muscles ; ils passeraient probablement la nuit au puits, pour repartir avant l’aube, à une heure la plus fraîche possible. Derrière lui il entendit les autres chevaux et les cavaliers, galvanisés, suivre le rythme. Tyresia, alors qu’ils approchaient, lui parla de nouveau. Artyreo retint un sourire, rasséréné par la perspective d’atteindre le puits dans un futur proche ; suffisait-il donc qu’il se tût et gardât un silence obstiné pour qu’elle s’adressât à lui, alors que d’ordinaire elle l’ignorait royalement ?
« Mais ils parlent la même langue que nous ?
– Je parle toutes les langues du monde.
– Prétentieux ! Je suis prête à parier qu’ils ne comprendront pas un traître mot de ce que tu essaieras de leur raconter ! Si tu parles les langues du Sud avec autant de vantardise et d’affectation que le Siranien…»
Artyreo ne prit pas la peine de répondre, et se retourna juste avec un air si parfaitement sûr de lui que Tyresia eut envie de lui envoyer une nouvelle pique, ou d’effacer, par n’importe quel moyen, le sourire suffisant de son visage.
Ils parvinrent au puits alors que le soleil, à mi-course du ciel, commençait à fortement allonger leurs ombres. La caravane leur fut alors bien plus visible et chacun retint son souffle en la détaillant. Les chevaux, des animaux fins et nerveux comme l’était Proxima, maigrelets quoique musclés, mâchonnaient dans un coin quelques fibres de cette herbe dure et haute, coupante, blottis sous un dattier qui les protégeait du soleil. Près d’eux, dormant dans le sable et en plein soleil, de grands chariots à quatre roues, suffisamment légers pour être tirés par un animal chacun, permettaient à quelques enfants de trouver de l’ombre sous leur plancher de bois ; ils étaient encore vides, ou déchargés, et de ce fait guère surveillés. De petits malins commençaient à utiliser ces supports de bois pour tendre des toiles et monter les tentes qui les abriteraient pour la nuit, d’autres ramassaient des herbes sèches qui feraient un bon combustible quoiqu’en faible quantité. Plusieurs personnes emplissaient, près du trou dans le sable qui constituait le puits, de grandes outres d’eau, et elles ne firent pas mine de s’écarter quand Artyreo mena son cheval à quelques mètres d’eux.
A peine avait-il tiré sur les rênes de Proxima qu’un homme vint vers eux ; il semblait être le patriarche de la petite communauté, et posa tout en s’avançant la paume de sa main sur le pommeau d’un cimeterre à la poignée de cuir usagée. Il se campa devant Proxima, à une distance raisonnable d’Artyreo, qui nota sans surprise que chaque membre de la caravane, sans exception, était armé. Et quels membres ! Des hommes et des femmes aux yeux assez obliques, aux traits burinés par le soleil et le grand air, aux mains presque noires. Certains portaient des cicatrices sur leurs visages aux pommettes hautes et au nez peu marqué. Tous, d’une taille assez petite et du même ordre de grandeur qu’Artyreo, portaient des vêtements simples, salis par la route, mais couvrants, des tenues qui les protégeaient du soleil le jour et du froid le soir venu. Même Artyreo, au teint pourtant assez sombre, autant qu’un Siranien moyen, paraissait pâle comme la neige à leurs côtés.
Quand le patriarche se tint devant lui, passant une main dans sa barbe et conservant l’autre sur son arme, Artyreo leva une main, sans exagération ; il manifestait ses intentions pacifiques, il n’avait pas l’intention de faire de grands signes. L’homme, usé par le soleil, plissa un peu ses yeux sombres et puis s’adressa à Artyreo dans une langue que Tobi, qui attendait derrière, ne comprit pas. Les mots en étaient gutturaux, mais une fois passée la surprise d’entendre ces sons étrangers, on pouvait noter la mélodie du phrasé ; le ton descendait et remontait comme certains dialectes parlés au Nord de Sirani, avec douceur ; la langue était parlée lentement, bien articulée, et il se dégageait de cet échange une impression de calme. Artyreo laissa passer quelques secondes avant de répondre dans le même registre, avec quelques hésitations, sans que son interlocuteur ne parût s’impatienter ; quand le voyageur eût fini, il hocha la tête avec un léger sourire et ôta sa main du pommeau de son cimeterre, avant de s’exclamer, cette fois-ci dans un Siranien approximatif mais compréhensible des trois cavaliers :
« Laïhe ! Bienvenue aux gens de Lian en bord de mer dans la dozei-ne-jeka rlinden, la…je ne sais plus le mot dans votre langue. Ah, ça y est! La caravane des pierres de jade. Restez pour la nuit, pour manger, pour dormir, et si pour voyager si vous voulez ? »
Artyreo inclina le buste en remerciement, puis passa la jambe par-dessus la croupe de Proxima pour sauter au sol. Ses jambes fatiguées par la longue chevauchée manquèrent le trahir dans le sable mou, et il lui fallut se raccrocher à l’encolure de sa monture qui, fort peu rancunière, ne s’écarta même pas. Elle le poussa même du museau quand il desserra la sangle de la selle, avec un petit bruit de gorge, s’attirant une caresse et un mot affectueux. Tyresia et Tobi mirent également pied à terre, et tous trois menèrent leurs chevaux vers le point d’eau pour les abreuver. Quand Tyresia, qui tenait Prédiction par le bout de ses rênes, lui laissant du mou, s’arrêta à côté de lui et s’appuya sur l’épaule de l’étalon tacheté, Artyreo ne put se retenir. Tirant d’un doigt le foulard qui lui avait protégé tant bien que mal le bas du visage, se rengorgeant, il effleura de la main le bras de Tyresia pour attirer son attention et lâcha fièrement :
« Pas un traître mot, hein ? »