Fugitive, chapitre 21 (non réécrit)

Le lendemain, Artyreo se vit remettre un arc par Derym, qui se fendit également d’un long sermon sur l’importance des flèches, et la nécessité de ne pas gâcher ces dernières, avant de laisser partir le petit groupe, qui s’impatientait. Composée de Gjam et Hormjo, les deux amis de Tobi au visage couturé, d’un troisième guerrier qui déclara s’appeler Tom, et d’Artyreo faisant figure de petit jeune au milieu de ce groupe de vieux baroudeurs des sables, la troupe était prête au départ. Ils se hissèrent en selle, s’étant donné rendez-vous avec la caravane au puits suivant, dont les trois guerriers connaissaient l’emplacement, et quittèrent la route principale dans la matinée, chargés de provisions pour trois jours, avec l’ordre de les économiser et d’en ramener un maximum, d’armes et de flèches, et d’un matériel rudimentaire de couchage. Leur départ se fit presque dans l’indifférence générale, à l’exception de l’intervention de Mansa, qui les suivit au pas de son cheval pour échanger quelques mots avec Artyreo jusqu’à ce que ce dernier ne lui ordonne de retourner avec la file des chariots, comme la caravane allait disparaître de leur champ de vision. Ignorant les quolibets de Gjam, il tira sur les rênes et arrêta Proxima pour suivre Mansa du regard, attendant de la voir rejoindre la masse de la caravane, trouble dans l’air chaud qui s’élevait du sol, pour repartir. Aux dires de Gjam, il se trouvait à une petite journée de route une oasis, perdue à la sortie d’une étendue rocailleuse et salée, où des antilopes de petite taille venaient s’abreuver.

« Avec un peu de chance, on prendra même un fennec !

– Pas de chat ? s’enquit Tom. C’est Artyreo qui répondit :

– On ne prend pas les chats, ils tuent les serpents.

– Exact, tu sais ça d’où, le Siranien ? interrogea Hormjo.

– Ce n’est certes pas la première fois que je voyage dans le désert, si bien que j’ai déjà quelques notions sur les coutumes du peuple des caravanes. Et des villes.

– Tu as vécu dans la ville ? Laquelle ? » s’enquit Gjam.

Artyreo rajusta autour de sa tête le tissu écru qui le protégeait du sable et du vent, qui soufflait légèrement ce matin là, et s’offrit le temps de la réflexion. Il avait voyagé en de nombreuses villes, et notamment du sud, jusqu’aux extrêmes connus, à savoir le pays du Hazda. Mais, sachant cet état en rivalité avec les Contrées du Sud, il résolut de taire cette visite-ci. De même, Artyreo estima qu’il était sage d’occulter Ocroghalda, car la ville, riche grâce à ses mines d’ocre et de terres précieuses, agaçait prodigieusement les caravanes qui ne travaillaient pas pour elle : elle interdisait en effet à ces dernières de traverser son territoire, leur imposant pour ce faire des taxes énormes. Mais, la position d’Ocroghalda dans le désert étant relativement centrale et surtout, la ville se dressant sur la route des montagnes de l’Ouest, riches en gisements, notamment aurifères, elle contraignait les caravanes à un large détour pour l’éviter. Finalement, après avoir également retranché les plus petites cités, il n’en restait pas tant que cela :

« Gir-ne-zei, bien sûr, où j’ai travaillé pour un marchand de soie. Je suis aussi allé à Ondine, et puis à Khludje, ainsi qu’à Orliden. Sinon, j’ai voyagé hors des contrées du Sud, aussi, notamment vers Sirani, et puis Tolden…

– Ces haussés du col de Tolden ! Tom siffla entre ses dents.

– J’ai cru comprendre que vous ne les appréciiez pas trop.

– Non, ils nous regardent avec mépris, tout ça parce qu’ils vivent en république. Ils vivent dans un pays confortable, avec tout ce qu’il faut. Quand le pays est dur, il faut une société dure, cracha Gjam.

– C’est un point de vue, effectivement, avança Artyreo qui ne voulait pas entrer dans le débat.

– Et laquelle tu as préféré, des quatre du sud, alors ? Tu as visité les quatre plus grandes cités, finalement ? » voulut savoir Hormjo. Artyreo laissa passer une dizaine de secondes pour penser à sa réponse, puis flatta l’encolure de Proxima, et répondit enfin :

« Je crois que j’ai préféré Ondine. Khludje a de bien plus beaux bâtiments, dans des matières nobles, et est plus propre, comme ville. Il y a une meute là bas, mais les gens vivent en bonne intelligence avec ses membres, et les forces de l’ordre de même. Il y a une sorte de pacte entre eux, qui rend la meute de Khludje viable. Gir-ne-zei est assez hétéroclite, et très vivante, cosmopolite aussi, je n’ai jamais entendu autant de dialectes différents en un même lieu ! On y apprend des foules de choses, c’est une ville très intéressante, mais à part les quartiers résidentiels où les étrangers ne sont pas vraiment tolérés, c’est surtout une plaque tournante du commerce, entre caravanes, négociants, et échoppes…logique, tu me diras, pour une ville portuaire. Orliden…bah, le gisement aurifère a attiré beaucoup de riches Siraniens, et quelques Hazdiens, mais finalement, à l’exception d’un quartier où la population autochtone s’est rassemblée, c’est une ville quasi-Siranienne. Et côté sécurité, c’est une catastrophe, entre les petits voleurs et criminels qui sont pratiquement une caractéristique culturelle des Deux-Rives, et la meute qui se montre férocement opposée aux Siraniens…Oui, je préfère Ondine. Elle possède de beaux bâtiments, enfin, particuliers, propres à une ville plantée au pied des montagnes, elle bénéficie aussi d’un climat un peu plus doux, moins aride, car le vent d’Ouest est arrêté par les monts, et même d’ombre le soir. Elle est moins propre et nette que Khludje, mais c’est une vraie ville du Sud, enfin, l’idée que je m’en fais. Et là bas, la meute est vraiment ce que les meutes étaient à leurs débuts.

– C’étaient quoi les meutes, au début, Gjam ? demanda Tom. Le vieux guerrier considéra Artyreo, pensif, puis répondit :

– Je suis d’accord avec toi. Ondine est une vraie belle ville, mais normalement, seuls les gens du Sud s’y sentent à leur aise, elle est à des lieues de la culture des gars du nord. Tom, à l’origine, les meutes, c’étaient des groupes de gens qui élisaient un alpha, et puis ils veillaient à la bonne marche de la cité. La kheel –la meute- surveillait les mœurs des gens, s’assurait qu’il n’y avait pas de criminel, sélectionnait les gars qui iraient patrouiller aux coins du territoire de la cité. Et puis, ils avaient des informateurs, qui traquaient ceux qui violaient les lois. »

Tom resta songeur une bonne dizaine de minute, puis sembla reprendre pied et lança d’un ton assuré :

« Et l’Empire a tout foutu en l’air. »

C’est Artyreo qui réagit, cette fois :

« A peu près. En fait, quand l’Empire établit sa domination sur les Contrées du Sud, il mit en place des gouvernements dans chacune des cités, suivant le même principe que dans leurs propres villes. Ils ont remplacé la kheel, en quelque sorte. Et par conséquent, les membres de la kheel, la première, celle élue par les citoyens, se retrouvaient sans rien, et pire : hors la loi, par leur action, ils marchaient sur les plates-bandes de l’Empire. Si bien que les khei ont commencé à se révolter et se sont muées en véritables organisations criminelles. Avec le départ de l’Empire, certaines khei se sont remises dans le droit chemin mais d’autres sont restées comme elles étaient. De plus, les gouvernements sont composés de gens des cités maintenant, mais n’ont en aucun cas disparu, et certains d’entre eux n’aiment pas l’influence de la kheel locale. Finalement, dans des villes comme Khludje et Ondine, les khei vivent en harmonie avec le gouvernement sur la base de quelques règles, mais dans d’autres comme Orliden, Gir-ne-zei ou encore Ocroghalda, qui a la particularité d’avoir plusieurs khei, c’est une guerre ouverte entre kheel et gouvernement. »

Gjam hocha la tête, pensivement, tandis que Hormjo poussait son cheval en avant de la file. Tom le suivit, fronçant les sourcils pour saisir les implications de ce qu’il venait d’apprendre, et Gjam prit la troisième place, laissant Artyreo en queue de colonne. Plus précisément, Gjam prit la troisième place et tira sur les rênes, faisant rétrograder son cheval gris, pour revenir à la hauteur d’Artyreo :

« T’es pas du Nord.

– C’est Tobi qui est du Nord, Gjam, pas moi.

– Non, mais t’es même pas de Sirani.

– Ah ? Artyreo flatta sa jument, rendue nerveuse par la proximité du hongre gris. Et je suis d’où, d’après toi ?

– T’es d’une ville, d’une caravane des Contrées du Sud. Tu n’as pas la mentalité des gens du Hazda, mais tu es du Sud…

– J’ai énormément voyagé, j’aurais pu la perdre, la mentalité du Hazda.

– Tu n’aimerais pas Ondine. »

Artyreo sourit à la sentence du vieux guerrier et serra les jambes pour que sa monture ne se laisse pas trop distancer par les deux premiers de la file. Leur retard rattrapé, il se retourna vers Gjam :

« C’est léger, comme critère, tu ne trouves pas ? Je pourrais aimer Ondine après y avoir vécu des années, par exemple…

– Tu n’as pas l’accent, la mentalité du Hazda, ta ville préférée est la ville où la mentalité est celle des Contrées du Sud, bien plus qu’une ville comme Gir-ne-zei ou on a de tout et que les étrangers aiment. Donc, tu n’es pas un étranger. Et puis, tu parles la langue des Contrées du Sud comme ceux qui y sont nés. »

Artyreo resta silencieux un moment, puis hocha la tête :

« Bien vu, Gjam. Et tant que tu y es…Ville ou caravane, alors ?

– Caravane. Tu ne t’en rends pas compte, mais tu utilises des tournures de phrase de la langue du désert, pas des villes. Tu n’as pas leur argot, et tu dis khei au lieu de kheel. Dans les villes, ils disent kheel, même quand c’est au pluriel.

– Ils ne savent pas parler dans les villes.

– Justement. J’ai bon ou pas, Artyreo ? »

Artyreo soupira. Il lui déplaisait légèrement de s’être fait percer à jour mais d’un autre côté, il avait tout fait pour. D’autre part, d’être reconnu comme un originaire du désert risquait de réduire sa marge de manœuvre s’ils se retrouvaient dans une ville, mais cela faciliterait son intégration à la caravane et lui permettrait de gagner la confiance des négociants, donc de récolter plus aisément des informations. Cependant, un tout dernier point restait à régler afin de minimiser au maximum les implications de cette informations, et la demande que fit Artyreo à Gjam allait dans ce sens :

« Tu as bon. En revanche, j’apprécierais que tu fasses preuve de discrétion à ce sujet. Je veux notamment dire par là que Tyresia, tout particulièrement, ne doit pas être mise au courant. Par conséquent, Tobi non plus, car il ne se gênerait pas pour partager ses informations avec elle. Si bien que coupe-gorge et Kim, pas davantage. En fait, Gjam, ce serait bien que tu le gardes pour toi, parce que Tyresia serait capable de m’en parler en plein milieu d’une ville, tu comprends ?

– Position un peu délicate pour toi, si les citadins ne te voient plus comme un passant mais comme un caravanier, hein ? gloussa Gjam. Artyreo lui rendit son sourire :

– Oui, on peut le dire comme ça. »

Ils déjeunèrent en route, des provisions séchées confiées par Derym, et au détour d’une dune, l’étendue de sel finit par apparaître. Artyreo retint son souffle en la voyant s’étaler sous ses yeux ; il avait oublié l’aspect surréaliste des désert salés, cette croûte à peine plus pâle que le reste du sable, sous les sabots de Proxima, craquelée par le soleil, l’horizon tremblotant dans la chaleur et où se laissaient deviner des dunes, tout semblait immense. Pourtant, le mercenaire savait bien que cela se franchirait vite, malgré l’apparent gigantisme de la plaine de sel. Mais elle était si plate, si vaste et parfaitement homogène, que l’œil y perdait jusqu’à sa capacité à évaluer les distances, et que les dunes ressemblaient à un décor inaccessible, qui reculerait d’heure en heure, pour que jamais ils ne l’atteignent. Proxima aussi semblait impressionnée, elle qui avait redressé la tête et élargi les naseaux, vaguement nerveuse. Tandis qu’Artyreo la caressait pour la calmer, Gjam prit la parole :

« Bon. On va abreuver les chevaux avant d’y aller, et puis ils ont les pieds solides, mais on pourrait quand même leur graisser les sabots et les pieds, ça pourra les protéger un moment du sel. L’oasis n’est pas visible d’ici, mais elle est entre les premières dunes, on va marcher jusqu’au soir, je pense. »

Tous opinèrent et joignirent le geste à la parole. Accoutumée aux manipulations de son cavalier, Proxima ne fit aucune difficulté pour se faire graisser les pieds, se permettant à peine un petit froncement de naseaux, n’aimant pas l’odeur du produit. Puis, son cavalier la fit boire à une outre d’eau, ce qui ne posa là encore aucun problème à la jument : elle avait bien assez voyagé avec son partenaire pour connaître cette technique simple, et qui facilitait grandement la vie des cavaliers quand aucune rivière n’était accessible. Ils se mirent en route. Si les premières heures parurent faciles à Artyreo, qui se contentait de se laisser porter par la jument sans s’agiter, le soleil, la chaleur et l’aridité ambiante eurent vite raison de sa patience. Il n’y avait que très peu de vent, à peine le léger souffle normal dans une vallée désertique, mais c’était déjà assez pour irriter ses yeux et sa peau, et pour que sa bouche, malgré la protection du tissu, se fasse sèche. Ceci ne fit qu’empirer tout au long de l’après-midi, d’autant plus que quand le soleil se mit à décliner, il se trouva littéralement face à eux, ajoutant au désagréable de la traversée. Proxima se débrouillait bien, trébuchant quelquefois quand la croûte de sel cédait sous elle, mais la plupart du temps avançant avec entrain, sans s’arrêter pour ne pas s’enfoncer, mais sans accélérer, d’une allure régulière. Son cavalier dormait à moitié sur la selle, à l’instar de Gjam, Hormjo et Tom, tous épuisés par l’aridité, la chaleur et le soleil, ainsi que tentés de fermer les yeux pour échapper à sa clarté aveuglante. Ils n’avaient pas échangé un mot, sachant les uns comme les autres qu’il leur fallait économiser leur souffle et leur salive, mais cela ne leur manquait guère : dans la chaleur étouffante, leur fatigue, le bruit incessant et régulier produit par les chevaux et par le mouvement du cuir du harnachement, toute voix humaine aurait été comme une agression et entraîné une réaction vive des quatre voyageurs. Finalement, le soleil touchait l’horizon quand Artyreo se prit à compter les minutes, espérant de tout cœur la fin du trajet.

Ils s’enfoncèrent enfin entre les dunes et alors, ne mirent pas plus d’une heure, à peine, pour atteindre l’oasis. C’était un simple trou d’eau, parsemé d’une herbe verte perçant le sable, et de dattiers qui s’agitaient paisiblement dans le léger vent nocturne. La température était tombé avec le soleil, si bien qu’ils se hâtèrent d’abreuver leurs montures, rincer leurs pieds mis à rude épreuve par le sel –la peau de Proxima était rouge d’irritation-, et se rincer eux-mêmes le visage. Puis ils remplirent leurs gourdes, burent à leur tour et partirent, à pied, avec les chevaux, une lieue plus loin pour y établir le camp, afin de ne pas alerter d’éventuels animaux. Leur premier geste fut d’allumer un feu, le second de prendre soin de leur monture. Quand ils se retrouvèrent à partager vaguement les provisions autour du feu, le temps sembla s’étirer, à l’infini, tandis qu’ils mâchaient, la tête lourde, pour ensuite tomber de sommeil.

Les animaux du désert sortaient principalement de nuit, pour ne pas s’exposer aux trop fortes chaleurs du jour ; c’est pourquoi Artyreo se vit réveillé par Gjam, alors que la lune était très haute dans le ciel, peut-être même au zénith. Levant les yeux, l’homme frissonna et s’enveloppa dans le manteau qu’il avait eu la précaution d’emmener : la température avait très fortement chuté, et le feu mourant n’arrangeait rien. Un cheval renâcla tandis que Tom ravivait le feu et que Hormjo rassemblait leurs possessions.

Ils refirent à pied le chemin parcouru le soir même en sens inverse. La lune luisait dans un ciel sans nuage, les étoiles scintillant à ses côtés, et on y voyait presque comme en plein jour, à ceci près que les ombres étaient plus mouvantes, les couleurs plus ternes. Artyreo suivait Tom qui compensait largement son manque d’esprit par sa souplesse et son pas silencieux ; à côté de lui, le mercenaire avait l’impression d’être plus bruyant que Proxima quand elle avançait dans le sable. La route ne fut pas si longue ; dans le froid de la nuit, elle était infiniment plus facile que dans la fournaise du jour, et il n’était plus nécessaire de plisser les yeux pour ne pas se brûler la rétine. L’oasis dessina vite devant eux son accueillant paysage, l’eau qui miroitait, quelques plantes profitant de l’aubaine, et retenant le sable apporté par les vents en une sorte de barrière, de dune de faible hauteur, qui ne noyait ainsi pas l’oasis, et derrière laquelle ils se dissimulèrent. Hormjo était à la droite d’Artyreo, agenouillé dans le sable, et Gjam se tenait assis sur le côté, tandis que Tom avait préféré s’accroupir. Artyreo, lui, était à moitié allongé et scrutait l’étendue d’eau. Il était légèrement nerveux ; il savait chasser et avait appris à tirer à l’arc, mais voilà bien longtemps, et si il avait manifestement gagné l’estime de Gjam, gâcher des flèches entamerait certainement ce respect-là.

Il faillit ne pas voir le troupeau s’approcher. Les antilopes étaient petites, de couleur très claire, et portant des cornes assez massives, notamment pour ceux qui semblaient être les mâles. Artyreo les observa une seconde tandis que, comme des ombres, silencieuses et légères, elles s’approchaient du petit bassin de l’oasis, puis se retourna vers ses compagnons, cachés légèrement en dévers par rapport à lui. Il leur adressa un signe de la main, saisit son arc tandis que tous rampaient jusqu’à le rejoindre, dans le plus grand silence, avec une discrétion qui l’émerveilla. Artyreo banda, comme eux, son arme, attentif, choisissant une cible : les bêtes s’enfuiraient vite, ils n’auraient probablement pas deux chances de faire mouche.

Par un accord tacite, ils lâchèrent leurs flèches de concert. Les bêtes, averties par le sifflement des quatre armes, dressèrent la tête, perplexe, et puis se jetèrent en arrière, à peine moins vite que les flèches. Artyreo avait à peine eu le temps de reposer son arme qu’il entendit un léger bruit, celui du petit troupeau qui s’enfuyait à toute allure, moins quatre bêtes. En courant vers elles, les quatre chasseurs en virent une tenter de s’enfuir en trébuchant dans le sable, une flèche plantée dans la cuisse. Avec un soupir, Hormjo banda son arc et transperça le cou de l’animal, tandis que Gjam et Artyreo achevaient un des animaux demeurés à terre. Les deux autres, les proies de Tom et Gjam, avaient été tuées net.

Ils dépecèrent très vite les bêtes, n’éprouvant pas spécialement l’envie de ramener les cadavres sur leurs chevaux, dans la fournaise du jour. C’est pourquoi ils reprirent la route sur le champ, espérant pouvoir rejoindre la caravane avant que la viande ne se soit gâtée. Rendus nerveux par la nuit et l’odeur de sang, les chevaux mâchonnaient leur mors, mais gardèrent un petit trot tranquille durant une bonne partie du trajet, ne voyant pas l’intérêt de galoper tête baissée à travers le sel ou le sable.

Artyreo remonta à hauteur de Hormjo :

« Comment saurons-nous si la caravane a avancé ?

– On sait où elle s’arrête, répliqua le chasseur avec un léger grognement. Puis : Elle a failli se barrer avec la flèche, ta bête.

– Je sais bien, siffla Artyreo, pincé.

– On aurait eu l’air fins, à avoir blessé une bête et perdu une flèche pour rien. Ca parcourt des lieues quand c’est abîmé, ces animaux là. Des jours entiers avant de s’effondrer. Faut jamais tirer dans la croupe, faut viser le thorax ou une jambe, si on est bon.

– Tu crois que j’ai visé la croupe ?

– Donc en plus, tu sais pas tirer. Parlez d’un chasseur. »

La discussion menaçait de s’envenimer quand Tom fronça les sourcils :

« Faut pas se disputer quand on marche. Iimero le dit toujours, faut être d’accord quand on est dans le désert. Sinon, dangereux. »

Gjam, qui chevauchait en tête, leur jeta un regard en coin mais ne fit aucun commentaire tandis que Artyreo se tenait coi, vaguement vexé de s’être fait réprimander par un simple d’esprit, et que Hormjo ralentissait légèrement son cheval.

Le même jour, Tobi, Seindla et Tyresia se virent attribuer par Derym la tâche d’évaluer les réserves de nourriture. Ils se retrouvèrent donc à attacher leurs chevaux à l’arrière du chariot de Zock, confiant les deux bêtes aux bons soins de Hubb, ravi de l’aubaine, pour rejoindre Seindla sur le premier chariot transportant des victuailles. L’ouvrage n’était guère plaisant, et serait même devenu assommant sans la discussion enjouée qui s’établit vite entre Tobi et Seindla, sous l’œil amusé de Tyresia. La fugitive les écoutait sans oser se mêler à la conversation, se sentant en quelque sorte de trop dans cette connivence nouvelle entre la caravanière et le nordique, jusqu’au moment où ils abordèrent le sujet de Lian. Dès lors, Tyresia tendit l’oreille, intéressée. Lian, la ville dont elle était originaire, et qui avait éveillé en elle ses premiers souvenirs, commencé à lever le voile sur son passé, étouffé par les années passées à Manekin. Elle était certaine d’y avoir vécu, et de plus en plus persuadée d’y avoir eu une famille, ou du moins, un quelconque cercle d’amis ou de proches. Cependant, tout en participant au débat sur les criminels et les proscrits de Lian, Tyresia se garda bien d’aborder le sujet de ses souvenirs. Seindla inspirait confiance, certes, et elle semblait être une femme relativement discrète et digne de recueillir des confidences. Tobi l’honorant de son estime, Tyresia était disposée à faire de même, mais de là à confier à une étrangère une des choses qui la troublaient le plus ! C’est avec Tobi qu’elle aborda le sujet, le soir même. Ils s’étaient assis non loin des deux chevaux qui, nullement éprouvés par leur journée de marche à l’arrière d’un chariot, dévoraient leur maigre pitance. Les deux amis parlaient de choses et d’autres en partageant une grappe de dattes. Tyresia mâchonna pensivement un des fruits, tandis que Tobi lui jetait des regards en coin :

« Elle est gentille, Seindla, hein ?

– Oui…elle a l’air plutôt sympathique. Tu la connais bien, non ?

– Ben, pas depuis longtemps, mais oui. Elle est intelligente, elle est rigolote, elle est très cultivée, alors quand je lui parle, je me sens moins bête.

– Mais t’es pas bête, Tobi. T’es juste…moins cultivé. Et je le suis encore moins que toi.

– Je suis sûr que tu l’as été un jour !

– Justement… Tyresia attrapa une autre datte et creusa, de son talon, un petit creux dans le sable : Je voulais te parler de ça. Tu te souviens, ce que je t’avais dit sur Manekin et sur…avant ? »

Tobi cracha un noyau :

« Que tu te souvenais de rien ?

– Oui. Ben, c’est plus tout à fait vrai. Il y a des trucs qui reviennent.

– Comme à Lian ?

– A Lian ?

– Tu as dit que tu en étais originaire !

– Oui…oui, ça s’est imposé dès qu’on est entrées dans la ville. Et puis depuis…je sais que j’ai vécu à Lian, j’en suis sûre, et je ne sais pas d’où me vient la certitude d’y être née, mais j’en mettrais ma main au feu. Et puis, plus récemment, en m’occupant des gamins de Zock, je me suis dit autre chose.

– Ne me dis pas que tu as des gosses !

– Crétin ! Non…par contre, je suis sûre qu’il y a eu des gamins dans mon entourage proche, à un moment…à Lian, je crois.

– Des frères et sœurs ?

– Ca, je ne sais pas. »

Ils restèrent un moment silencieux, puis Tobi s’étira :

« Et où est le problème ? C’est très bien que tu te souviennes d’avant, non ?

– Je ne sais pas. Est-ce que je vais pas…finir par me souvenir de pourquoi j’ai été emmenée…là-bas ? Je crois que je suis innocente et si ça se trouve, je t’ai entraîné dans une histoire sans queue ni tête alors que je suis une criminelle qui a mérité son sort. Qu’est ce que ça va changer si ça se passe comme ça ? Si je ne suis pas du tout celle que je suis là ? …Tobi ? Me fais pas des yeux comme ça !

– Excuse-moi ma belle, mais je suis complètement perdu. Ce sera toujours toi, non ?

– Mais si ma personnalité était complètement différente ?

– T’as pas tellement changé depuis Lian. Pas de raison que ça commence maintenant…ah si, remarque, tu es un peu moins agressive. Ca, c’est un changement de personnalité terrible. Ca va être ingérable si ça continue, que puis-je bien faire, quelle horreur, que…Aïe ! Vous vous êtes passés le mot pour me frapper, vous, les femmes ? »

Tyresia gloussa et glissa son bras sous le coude de Tobi :

« Oh, qui donc te frappe, mon cher ?

– Toi, déjà. Puis Seindla. A propos de frapper, tu as réglé tes comptes avec Artyreo ? »

Tyresia retira son bras et se renfrogna, en remontant ses genoux contre sa poitrine, puis redressa la tête d’un air de défi :

« Il faudra d’abord qu’il s’excuse, lui !

– Euh…il ne l’a pas fait ?

– Non. Et puis de toute manière…tu lui fais confiance, toi ? Sérieusement ? Tu crois qu’il joue franc jeu ?

– C’est certain qu’il ne joue pas franc jeu, réfléchit Tobi. Mais à part ça, apparemment, il est franc quand il peut l’être. Faut avouer qu’il cultive le secret…à mon avis, il sait pas plus que nous pourquoi il doit te suivre.

– Je n’en suis pas si sûre. Pas certain qu’il sache tout, mais…

– Plus que nous ? Probablement. En attendant il nous a pas mal tirés d’affaire, non ?

– Dans quel but ?

– Je n’en sais rien, mais sans lui, est-ce qu’on serait là ? Pas dit.

– Ca ne justifie pas grand-chose. J’ai l’impression qu’on me surveille sans que je sache pourquoi. Je n’aime pas ça, c’est comme…une menace. A qui il transmet ses informations, pourquoi, quelles informations ? »

Tobi croisa le regard troublé de Tyresia et esquissa une grimace signifiant son ignorance. Puis il haussa les épaules en considérant le sable :

« J’en sais rien. Rien du tout. Je sais même pas si lui, il sait où on va. Il regarda à nouveau son amie en face : Et puis ? On fait quoi ? On le laisse en plan ? Pas très futé, je pense…on essaye d’en savoir plus, déjà. Et puis on attend que le temps nous donne des indices. Il se trahira. Tous les hommes se trahissent un jour. On fait comme ça ? »

Il leva une main en regardant Tyresia, avec un léger sourire de connivence. A son tour, elle sourit, puis étendit sa propre main pour appuyer sa paume contre celle de Tobi et entrecroiser leurs doigts. L’air pénétré, Tyresia hocha la tête puis, comme pour entériner un pacte, avec solennité :

« Oui. »

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