Fugitive, chapitre 23 (non réécrit)

La lune ayant dépassé les murs du caravansérail, elle devint visible à tous les caravaniers et chacun des groupes, qui menaient leur fête séparément, alla détacher son Sacrifié dans un grand vacarme. Tobi put enfin se mêler à Kim et ses amis, et se restaurer, tandis que Seindla rejoignait le cercle d’un pas souple. Kim, la voyant arriver, fronça les sourcils mais ne dit rien, et, le visage redevenu impassible, saisit un morceau de viande dans un plat qui circulait.

Seouti avait fini par venir s’installer à la périphérie du cercle formé par Tyresia, Ayla et leurs amies, pour participer à leur conversation. Il semblait familier de ce groupe, et y discourait avec aisance, captivant son auditoire. Il fallait avouer, comme Tyresia le fit remarquer à Ayla, que l’homme était relativement séduisant, mais surtout très à l’aise en société. Être le centre de l’attention convenait manifestement tout à fait à Seouti, même s’il était capable de se taire pour laisser parler autrui. Quant à ses mots, ils semblaient s’adresser à chacun de ses auditeurs, personnellement.

« Non, ma belle, ça c’est parce que c’est à toi qu’il parle avant tout », souffla Ayla en riant à Tyresia. Cette dernière haussa les sourcils et se raidit:

« Tu crois ça?

– C’est évident, enfin! Tu n’as plus les yeux en face des trous, ou quoi? Pourtant, tu n’as rien bu.

– Non, j’évite autant que possible, ça.

– En tous cas, je te signale qu’il est en train de te faire du charme. Je dis ça, tu en fais ce que tu veux, bien sûr. »

Perturbée, Tyresia coupa court à la discussion en s’adressant à sa voisine de droite, sous le regard entendu d’Ayla.

S’ils buvaient parfois plus que de raison, les caravaniers savaient se tenir, car très peu d’incidents émaillèrent la soirée. L’un d’eux fut une simple scène de jalousie, pour ainsi dire classique. Cependant, la plupart des caravaniers éméchés avaient plutôt tendance à se défier dans des combats factices, ou à entonner de vieilles rengaines qui faisaient glousser Ayla et Seouti, mais dont Tyresia ne saisissait pas un mot. Seul, Derym tenta de se mêler au cercle formé par Seouti et ses compagnes, avec une insistance pénible qui poussa Tyresia et Ayla à le repousser. L’intendant, visiblement inaccessible à la froide raison, insista tant et si bien qu’Ayla dut l’attraper par les poignets et ordonner à Tyresia de le gifler pour le calmer. La jeune femme hésita et ce ne fut qu’après avoir été encouragée à plusieurs reprises par ses compagnons qu’elle osa frapper sèchement la joue de l’homme. Derym toussota sous le choc et quand Ayla le lâcha prudemment, il regarda l’évadée sans un mot puis s’éloigna en leur souhaitant une bonne fête. Après quoi plus rien ni personne ne vint troubler leur soirée.

Gjam et Artyreo s’étaient éloignés pour satisfaire un besoin naturel, et ne revinrent pas au sein du cercle formé par les gardes, Tew, et Derym qui parlait trop fort à leur goût. Ils demeurèrent à l’écart, à la limite de l’ombre, contemplant côte à côte la fête et les chants discordants qui s’en élevaient. Artyreo secoua la tête en souriant:

« Je pensais les interroger et recueillir des informations, sur quelques sujets qui m’interpellent, mais ils sont tous bien trop soûls pour seulement comprendre une question.

– Tu ne devrais pas jouer franc-jeu avec moi, répliqua Gjam, soudain sévère.

– Pardon?

– Tu prends des risques idiots. Je sais bien que tu passes ton temps à engranger des renseignements, mais c’est pas une raison pour l’admettre ouvertement. Ca pourrait te valoir la méfiance de tout le monde, tu sais.

– Pourtant, ton homme en rouge, je suis certain que c’est ce qu’il faisait.

– Il ne les recueillait pas lui-même, les informations.

– Comment alors? « 

Gjam considéra Artyreo, l’oeil dur:

« Tu le sais très bien. »

Le mercenaire eut un mouvement de recul et craignit soudain d’en avoir trop dit; ce qui était probablement le cas, comme d’habitude dès qu’il se détendait un peu, ou vidait quelques verres. Mais il y avait peu de chances que Gjam aborde de nouveau le sujet du fameux homme en rouge; cette discussion était inespérée, et valait la peine de prendre quelques risques:

« Tu le connais bien, cet homme en rouge?

– Au moins aussi bien que tu le connais. Peut-être même un peu mieux, mais ne crois pas que j’en sache beaucoup. Il a souvent voyagé avec des caravanes, et il nous a tous bluffés par sa mémoire. Il savait beaucoup de choses!

– Grâce à ses informateurs…souffla Artyreo. Gjam opina.

– Grâce à des gars qui lui envoyaient des messages. Tu n’es pas très discret, pour un informateur, tu sais.

– C’est que je n’en suis pas précisément un.

– Quel que soit ton rôle, tu devrais faire attention. Tout se sait vite ici. On communique beaucoup, et un gars qui envoie des messages, ça se sait vite. »

Agacé, Artyreo répliqua un peu plus vivement qu’il ne l’avait prévu:

« Et comment suis-je censé m’y prendre, pour le faire discrètement?

– Y a pas moyen, ça marche comme ça, mais tu peux pas empêcher les gens de parler et de te remarquer… Fais gaffe à toi, et pars du principe que tu ne pourras rien faire vraiment incognito, ici. Et ne me regarde pas comme ça. J’ai rencontré l’homme en rouge, je suis pas à son service, et je suis pas là pour faire ton boulot à ta place…

– Mais?

– Mais ce serait dommage qu’il t’arrive quelque chose. Dommage pour toi, en fait. »

Artyreo soupira en s’adossant à un chariot; l’air frais de la nuit clarifiait ses pensées, maintenant qu’il étaient éloignés du feu et du vacarme, mais il n’était néanmoins pas en état de réfléchir à tout cela. Et certainement pas à un éventuel danger. Il savait qu’en suivant Tyresia il s’exposait aux mêmes risques qu’elle, mais il n’aurait jamais pensé éveiller la méfiance des caravaniers. Et jamais pensé avoir été si peu discret, non plus…

« Je suppose que je ne peux rien y faire, n’est ce pas, Gjam?

– Maintenant, non. Essaye de pas trop te faire remarquer dans les grands rassemblements de caravanes comme celui-ci. Il a un réseau très étendu, cet homme.

– C’est peut-être pour ça qu’il voyageait autant dans le désert, pour mettre en place ce fameux réseau.

– Certes. On l’a assez peu vu, cet homme, malgré tout. Il ne passait par la caravane que pour rejoindre un clan de nomades. Qui s’appelait…enfin, je crois. Dans ta langue, c’est…

– Le clan des Sables, et ce n’est pas ma langue. Mais merci de l’information », rétorqua Artyreo. Gjam le dévisagea et haussa les épaules, puis lâcha:

« Tu t’attaques à forte partie. Fais gaffe à toi. »

Tyresia ne savait plus comment se débarrasser de Nom. Son interlocuteur l’avait rejoint alors que Seouti décidait d’aller se coucher et lui souhaitait une bonne nuit. Nom ayant interrompu la scène, Tyresia lui en voulait déjà avant même qu’il ne commence à parler, mais cela n’avait fait qu’empirer. A sa façon, Nom était aussi pénible que Derym, à discourir sur divers sujets sans queue ni tête, sans se taire une seule seconde, sauf pour laisser à Tyresia le temps d’approuver ou d’objecter. Elle se contentait généralement d’émettre un grognement à l’interprétation sujette à caution, pour ne pas relancer Nom. Mais Nom se relançait tout seul, et enchaînait. Son débit de parole était tel que Tyresia avait la même impression que quand un insecte bourdonne en arrière du champ sonore, entêtant et exaspérant. Elle avait eu beau prétendre aller faire un tour, aider à ranger les reliefs du repas, aller voir son cheval, toujours, Nom la suivait et toujours, il retrouvait un nouveau sujet pour son monologue incessant. D’abord décidée à ne pas le brusquer, puisqu’il ne pensait pas à mal, Tyresia sentait ses bonnes résolutions fondre à vue d’oeil tandis que Nom détaillait une obscure théorie sur les fourmis champignonnières.

C’est pourquoi elle fut presque reconnaissante à Artyreo d’apparaître à ce moment précis. Nom, un instant dérouté, reprit le fil de son discours en interpellant, cette fois-ci, le mercenaire, qui leva les yeux au ciel puis hausse la fois pour couvrir cette débauche de parole:

« Tu peux nous laisser une minute, Nom? »

Coupé net dans son élan, Nom sembla un instant près de refuser, mais baissa finalement les yeux devant le regard impérieux de son interlocuteur, et répondit:

« Oui, bien sûr. »

Il fila d’un pas guilleret, avisant Gjam qui revenait, un peu plus loin, et l’aborda aussitôt pour se relancer dans son long discours. Tyresia rit, autant en voyant la tête de Gjam que pour dissiper la gêne qui venait de s’établir, avec le silence, entre eux:

« Merci, il me rendait folle!

– En ce qui me concerne, il peut très bien revenir tout à l’heure, quand je n’y serai plus », rétorqua Artyreo en haussant les épaules. Tyresia le dévisagea, silencieuse, un long moment avant de lancer:

« Eh bien?

– Eh bien quoi?

– Qu’est ce que tu veux? »

Artyreo leva les mains dans un pseudo geste de défense, avant de s’exclamer:

« N’attaque pas tout de suite, laisse moi parler d’abord!

– Alors, parle! Je te remercie d’avoir éloigné Nom, mais pourquoi? »

Elle toisa Artyreo, qui soutint un instant son regard avant de baisser la tête, en frottant machinalement la pointe de son pied dans le sable. Sa main gauche s’était posée sur le pommeau de sa dague, comme pour se donner une contenance, quand il reprit d’une voix moins assurée qu’à l’ordinaire:

« Pour…m’excuser.

– T’excuser! » La foudre serait tombée sur Tyresia qu’elle n’aurait pas été plus surprise. Artyreo se raidit:

« Avant toute chose, sache que c’est le souhait de Tobi.

– Et depuis quand obéis-tu bien sagement à Tobi? railla Tyresia.

– Ce n’est pas…peu importe, après tout. M’excuser, donc, tu devines certainement pourquoi.

– Non, je ne vois pas, explique moi donc », rétorqua l’évadée, trop heureuse de savourer sa position dominante. Artyreo serra les lèvres, visiblement agacé, comme si répondre lui coûtait:

« De m’en être pris à toi, après l’attaque des coureurs des sables, et de t’avoir…frappé suite à notre dispute.

– Et pas de m’avoir traité comme un gamin qu’on jette dans un chariot pendant le combat? releva Tyresia.

– Ca, non! Ton attitude était plus qu’irresponsable et téméraire.

– Je ne crois pas, moi. Tu n’as pas à…Oh! N’allons pas recommencer! »

Elle lui adressa un sourire d’excuse en glissant ses pouces dans sa ceinture, et Artyreo sourit en retour, toujours tendu:

« Non, je n’ai pas envie de remettre ça non plus.

– Ce n’est jamais plaisant, lâcha Tyresia sur un ton d’aveu.

– Jamais. »

Un long silence s’ensuivit, durant lequel ils entendirent l’un et l’autre la voix de Nom qui augmentait de volume: l’homme se rapprochait d’eux, probablement rabroué brutalement par Gjam. Artyreo gratta de nouveau le sable du pied, mais sans quitter Tyresia des yeux, cette fois-ci:

« Bon…eh bien, j’étais juste venu m’excuser, et maintenant que c’est fait…Bonne soirée. »

Il commençait à s’éloigner quand Tyresia le héla:

« Attends! »

Artyreo fit brusquement volte-face, mi-agacé, mi-curieux:

« Quoi?

– Ne me laisse pas avec Nom! Je ne sais plus quoi faire pour m’en débarrasser. »

Les lèvres d’Artyreo se retroussèrent en un sourire ironique:

« Tu n’as qu’à courir pour le semer.

– Ne recommence pas.

– Qu’est ce que tu veux, exactement?

– Tu ne veux pas me raccompagner jusqu’à la tente de Zock? »

Artyreo la dévisagea longuement, visiblement surpris. Puis il haussa les épaules, renonçant manifestement à comprendre, et changea de direction:

« D’accord. »

Tyresia le suivit, tant bien que mal car il avançait à grands pas, enchanté d’entendre l’évadée peiner derrière lui. Quand elle lui ordonna de marcher moins vite, il tourna la tête vers elle et, d’un air ravi, allongea le pas jusqu’à ce qu’elle se mette à courir. Quand elle fut suffisamment proche, elle tenta de lui assener une tape sur le bras, qu’il esquiva avant de reprendre à une allure plus tranquille.

            Elle se glissa sous la tente en lui souhaitant une bonne nuit. Il perçut une bouffée de son parfum, mêlée à l’odeur de la sueur et de la fumée du feu de bois. Le lourd pan de tissu était déjà retombé, laissant seul sous les étoiles un mercenaire troublé, mais étrangement soulagé.

La caravane était attendue aux mines de jade, bien loin, dans les montagnes, et il leur fallut donc reprendre rapidement la route, malgré les bâillements et les regards rougis par le manque de sommeil. Artyreo lui-même, relativement résistant, laissait les rênes sur l’encolure de Proxima, qui allait de son pas énergique avec la même régularité que si son maître ne dodelinait pas de la tête sur son dos. Il en fallait bien une qui soit en forme pour deux! Le cheval de Mansa était à l’attache derrière un chariot dont le conducteur n’avait pu résister au sourire de la jeune fille, quémandant une journée de sommeil à l’ombre, dans le confort des toiles de tentes et tapis divers. Bravement, Tobi tenait le rythme de Kim, chez qui la fatigue se traduisait manifestement par une effroyable exubérance, une activité incessante, de grands discours et de tout aussi magistraux éclats de rire. Le Nordique, quoique accoutumé désormais au verbe railleur de son ami, ne pouvait que sourire faiblement ou réagir avec, toujours, un temps de retard. Seindla, quant à elle, avait tout simplement décidé, à l’instar d’Artyreo, de dormir à demi. En remontant vers l’avant de la longue file de chariots et d’êtres, l’ambiance paisible se réchauffait, s’animait, de Derym et Tew jusqu’à Iimero, en pleine forme, en passant par Tyresia et Ayla, dédiées à leur conversation décousue, pleine de rires et de sourires entendus. L’évadée flatta l’encolure de Prédiction, qui, au vu de ses oreilles rejetées en arrière, signe d’agacement, envisageait sérieusement d’envoyer un coup de pied au cheval qui le suivait de trop près à son goût. L’étalon renâcla, mais se détendit légèrement, assez pour que Tyresia puisse intimer au cavalier qui la suivait l’ordre de garder ses distances, avant de revenir à sa compagne de route. Un léger sourire dansait sur ses lèvres, permanent, tandis qu’elle écoutait Ayla lui livrer un résumé somme toute très personnel de la fête de la veille.

Elle opinait du chef et pourtant, ses pensées étaient bien éloignées de l’extraordinaire débit de paroles d’Ayla: Tyresia était troublée par sa conversation de la veille avec Tobi.

Depuis qu’ils avaient quitté Sirani, Tobi la suivait sans savoir, finalement, qui elle était, et pire, ce qu’elle était. Elle s’était tout de même évadée de la prison la plus secrète et la mieux surveillée, peut-être, de tout le royaume, avec en tête une seule idée. Une idée, un simple mot qui ne se rattachait à rien, ne lui offrait nul passé, ne lui dessinait nul but. Tout ce qu’elle savait était qu’elle souhaitait se venger, quant à savoir de qui, pourquoi, elle n’en avait aucune idée.

Cependant des bribes de souvenirs, des sentiments de déjà vu, des images lui revenaient peu à peu, par éclairs ou à petits pas. Elle était notamment certaine d’être née à Lian, certaine, depuis peu, d’y avoir eu une famille, ou au moins des frères et soeurs. Cette impression était renforcée devant l’affection mâtinée de jalousie et de rivalité que se portaient les enfants de Zock, éternels ennemis au sein de leur famille et éternels alliés dès qu’ils quittaient ce cercle restreint. Tyresia était non seulement persuadée d’avoir déjà vu ce genre de relation, mais plus encore de l’avoir vécu. Persuadée d’avoir été membre d’une fratrie.

L’évadée avait hésité à en parler à Artyreo. Le mercenaire semblait le plus au courant d’eux trois, et surtout le plus à même d’obtenir des renseignements à Lian…mais cette idée était absurde. Combien de familles vivaient à Lian, combien avaient perdu une fille, combien de fratries, combien d’enfants? Sans renseignement supplémentaire, Tyresia en était réduite à attendre que la mémoire daigne lui revenir, esclave du temps.

Ils récupérèrent tandis que les jours suivants s’écoulaient, paisibles et semblables à eux-mêmes, tandis que le soleil demeurait identique d’une aurore à l’autre, que la lune ne changeait que de taille jour après jour. Tyresia et Ayla se découvrirent une grande affection mutuelle et ne se quittèrent plus, passant leurs journées et leurs soirées à échanger sur tous les thèmes possibles et imaginables, jusqu’à n’en plus pouvoir, sous l’oeil amusé de Seouti, silencieux aux côtés de ces deux moulins à paroles. Artyreo partageait son temps entre Mansa, Gjam, Tew et, à la grande surprise de ce dernier qui n’aurait pas pensé mériter tant d’égards, Tobi. Le Nordique se gardait cependant bien de protester, assez content de pouvoir discourir sur l’élevage des chevaux auprès d’un interlocuteur bien informé en la matière. Comme en toute matière, finalement. De temps en temps l’ancien garçon d’écurie se mêlait au petit cercle de Tyresia, Ayla et Seouti, mais il s’y trouvait mal à l’aise, perdu entre le flot de paroles des deux jeunes femmes et le silence gouailleur du jeune caravanier. Il leur préférait de plus en plus la compagnie de Seindla et de Kim, ou celle de Gjam, qu’il partageait souvent avec Artyreo. Zock semblait enchanté de pouvoir inviter à dîner à la fois Tyresia, Seouti et éventuellement Ayla, pour qui ses enfants avaient une affection marquée, et de temps en temps, l’évadée et Tobi échangeaient quelques mots.

Dans le calme glacé d’une nuit, sous un ciel limpide et le sable, au-dessus duquel s’agitaient leurs pieds, puisque les jeunes gens étaient assis sur un chariot, Tyresia confia au Nordique ce qu’elle savait désormais sur elle, et sur son passé.

 » La mémoire me revient par à-coups, Tobi. C’est comme si…comme quand on dépèce un animal après la chasse, tu vois? Tu enlèves un bout de peau, de viande, et puis tu élargis les ouvertures et les muscles viennent par blocs, et dévoilent d’autres blocs…là c’est pareil, d’un coup, je sais quelque chose, je sais que j’ai vécu quelque chose. Je ne sais ni où ni quand mais je sais. Et je ne sais pas d’où je le sais…tu comprends?

– Ca fait beaucoup de « sais » pour que je te suive, Tyresia.

– Je fais ce que je peux.

– Oui, je m’en doute. Mais alors, de quoi tu t’es souvenue si récemment, pour que tu reviennes me parler de tout ça?

– Je t’avais dit que j’étais sûre d’avoir eu une famille à Lian?

– Oui.

– C’étaient deux frères, une soeur, et ma mère. Mais elle n’était pas Liannoise de naissance, elle. Mes frères…je ne sais pas. Mais ils étaient plus grand que moi. Et…pas ma soeur. Je ne crois pas.

– Et…c’est tout ce qui t’est revenu?

– Ce n’est déjà pas mal, non? Et puis je sais toujours que je veux me venger de quelque chose ou quelqu’un, je me souviens avoir pensé qu’ils allaient se mordre les doigts, en fuyant Manekin…

– Qui, « ils »?

– Mais justement, qu’est ce que j’en sais! siffla Tyresia en balançant rageusement un pied. Tu crois que je devais en parler à Artyreo?

– Et pourquoi cela? sursauta Tobi. Tu lui fais confiance, maintenant?

– Certainement pas! se piqua la jeune femme. Mais il a l’air au courant d’un peu tout, non? Il peut peut-être trouver…

– Des informations? Des renseignements? Allons, Tyresia…dit Tobi en secouant la tête. Nous ne savons même pas quel jeu il joue. Ni qui il sert! Et tu comptes confier le peu de souvenirs que tu as retrouvé à un homme pareil? »

Tyresia soutint le regard de Tobi, comme s’y raccrochant, mais son ami ne cilla pas et finalement, la jeune femme s’appuya contre l’épaule du Nordique avec un grognement.

« Tu ne l’aimes pas, hein ? Peut-être que tu as raison. Mais qu’est ce qu’on peut faire?

– Attendre encore…

– On voit bien que ce n’est pas toi qui ne te souviens de rien! C’est facile à dire, ça! »

L’éclat de voix de Tyresia fit tressaillir Tobi qui soupira en secouant lentement la tête, avant de reprendre du ton apaisant qu’on emploie pour calmer un enfant ou un animal apeuré:

« Il n’y a pas grand chose d’autre à faire. Trop de précipitation risque de nous desservir…je ne fais pas confiance à Artyreo, il est trop bien renseigné pour cela. Quelquefois je me dis que nous devrions…

– Que nous devrions quoi?

– Fuir, lâcha Tobi. Seuls, je veux dire, et le laisser en plan. Qu’en penses-tu? »

Le silence retomba entre eux tandis que Tyresia songeait à cet audacieux plan. Comme son épaule était toujours appuyée contre celle de Tobi, ce dernier la sentit se détendre dans un soupir. Tyresia leva la tête et regarda, pensive, les étoiles qui scintillaient, silencieuses gardiennes de la nuit, avant de murmurer:

« Il est débrouillard. Il nous retrouvera.

– Et puis? Nous sommes débrouillards aussi! Nous saurons survivre sans lui…dans le désert, dans les Contrées du Sud, nous ne risquons rien: seuls les Siraniens et, peut-être, les caravaniers passant par Gir-ne-Zei peuvent nous reconnaître. Et regarde toi! Tu ressembles à une femme du désert maintenant. Moi un peu moins, mais…

– A quoi bon jouer à ça?

– Avoir un moment de solitude. Un moment sans qu’il nous surveille. Un moment pour essayer de trouver des indices…ou juste pour respirer. Pour poser nos propres questions, sans devoir passer par lui et sans qu’il sache ce que nous faisons. »

Tyresia secoua la tête avec détermination:

« C’est idiot. C’est complètement stupide. Nous n’irons pas loin dans le désert, seuls!

– Je n’ai pas dit que nous devions partir seuls, mais sans Artyreo.

– Et sans la caravane ? Sans protection ni nourriture ? Tobi, nous ne tiendrons pas deux nuits dans une terre aussi peu faite pour les humains. »

            Les yeux de Tobi scrutaient l’horizon, et le profil du Nordique parut impénétrable à Tyresia jusqu’à ce qu’il finisse par murmurer :

« En laisse, jour après jour, Tyresia…plus le temps passe et plus j’ai le sentiment qu’il ne nous laisse pas plus de mou qu’il ne le souhaite lui. Il a eu de bonnes idées, d’accord, mais pour nous mener vers quel danger ? Servir quel maître ?

– Il a su nous faire intégrer dans la caravane, et c’est un bon chasseur, un bon combattant…il connaît le désert et…

– Justement. Il connaît le désert, il le connaît bien et peut-être trop bien. Je reste persuadé que cet homme ne vient ni de Lian ni de Sirani. Et que son passé n’a rien à voir avec le nôtre…

– Le tien.

– Pardonne-moi. »

Tyresia haussa les épaules et accepta les excuses de Tobi en posant sa main sur la sienne. Le silence s’étira entre eux, fragile, troublé seulement par les renâclements de rares chevaux. Finalement, c’est la fugitive qui reprit la parole :

« Surveillons-le, Tobi. Il serait stupide de prendre peur et nous enfuir vers une mort certaine s’il est digne de confiance, tout autant que de lui accorder aveuglément la nôtre. On n’a qu’à le garder à l’œil : s’il est simplement un traître doué, il se trahira nécessairement. »

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