Fugitive, chapitre 20 (non réécrit)

 

Assis dans le sable, Tobi regardait les six hommes s’entraîner au combat quand Seindla vint s’accroupir derrière lui. Parfaitement conscient de sa présence, il sourit mais ne broncha pas jusqu’à ce qu’elle le hèle, et à cet instant, fit mine de s’apercevoir de sa présence :

« Tu savais très bien que j’étais là, Nordique.

– Ca t’énerve ?

– Absolument !

– C’est pour ça que c’est drôle, figure-toi.

– Ah, gros malin. Tu regardes les vrais guerriers se battre, alors ? Ils s’en sortent bien, hein ? »

Seindla s’assit à côté de lui et couva les cinq nomades d’un regard gourmand :

« Tu as vu celui là-bas, avec la ceinture incrustée de métal ? Il est joliment musclé, non ? Et puis il a des gestes tellement fluides…

– Trouve-toi plutôt une copine, pour ce genre de discussion, râla Tobi. Seindla gloussa :

– Je suis sûre que tu aimerais être aussi musclé et bronzé qu’eux.

– Jamais de la vie.

– Mais ils sont beaux ! Et fiers. On en a pas des comme ça, dans la caravane, tu sais. Ceux là, ce sont de vrais guerriers. Même Kim ne les défierait pas, à mon avis. »

Seindla ferma une main, appuya le coude correspondant sur son genou et son menton sur son poing, et s’abîma dans la contemplation des guerriers d’un air si béat que Tobi n’y tint pas plus de cinq minutes. Ramenant ses genoux contre sa poitrine, il lâcha, l’air de rien :

« C’est dommage qu’ils soient mariés, hein ?

– Tu n’es qu’un sale môme ! »

Seindla fit rouler dans le sable Tobi, qui ne se défendait pas vraiment et se débattit comme une anguille, en riant, très content de son petit effet. Ils chahutèrent quelques minutes avant qu’une voix ne les rappelle à la raison, provenant d’au-dessus de leurs têtes :

« Seindla, on n’étouffe pas ses invités dans le sable.

– C’est pas un invité, haleta Seindla en se redressant et en souriant à Kim.

– Qu’est ce que tu lui as dit, Tobi ? »

Tobi se rassit à son tour, s’épousseta et sourit à l’attention de Kim :

« Elle reluquait les guerriers nomades alors, je lui ai rappelé que c’étaient de jeunes mariés. »

Kim s’esclaffa :

« Pas de chance, Seindla ! Allez, ouste, Derym a un boulot à te confier, petit sœur. »

Seindla leva les yeux au ciel, mais fila sans un mot. Son grand frère la regarda partir, puis se tourna vers Tobi, qui se demandait sur quel pied danser. Le sourire de Kim le rassura, mais le ton du caravanier demeurait quelque peu sérieux :

« C’est bon pour les gosses de se rouler dans le sable comme ça. Et elle, ce n’est clairement plus une gamine…enfin, de toute manière, dès qu’il y a de beaux guerriers dans le coin, tu peux être sûr qu’elle sera assise devant.

– Et ça te gêne ?

– C’est naturel, mais c’est ma sœur. Me regarde pas comme ça, je suis pas en train de te passer un savon, Tobi. Je te cherchais pour te proposer…ben, je t’en avais déjà parlé la dernière fois. Tu sais, t’apprendre à utiliser une hache ?

– Tu sais manier ça ?

– C’est la première arme qu’on m’ait apprise. »

 

Une petite heure plus tard, Tobi ne sentait plus ses bras et soulever la hache lui semblait tellement au-dessus de ses forces qu’il n’osait même pas y songer. Pourtant, quand Kim lui fondit dessus une nouvelle fois, il tenta de réagir et l’arme fit un ridicule petit bond, avant que Kim ne s’écarte brusquement pour ne pas blesser Tobi. Le caravanier dépassa de quelques pas le Nordique, avant de se retourner vers lui en essuyant d’un revers de main la sueur qui empoissait son front, laissant son arme pendre au bout de sa main droite :

« C’est bon, on laisse là-dessus, t’es même plus capable de lever le petit doigt. C’était pas trop mal, mais va falloir que tu bosses, si tu veux être capable de te défendre autrement que par une série de coups de chance. On va se débarbouiller ? »

Tobi acquiesça avec enthousiasme et alla, d’un pas lourd, reposer sa hache aux côtés de celle de Kim, sur le chariot. C’était plus une hachette qu’une véritable hache d’armes, un outil que Kim aurait pu manier d’une seule main sans grand effort, lui qui usait parfaitement de sa grande hache à deux mains. Mais, après une heure à peine d’exercice, les bras de Tobi le brûlaient et il n’aspirait plus qu’à s’allonger quelque part. La chaleur, étouffante sitôt qu’on tentait de s’agiter, n’aidait en rien et rendait chaque geste pénible, quoique le soleil tapât moins dur qu’en pleine journée. Tobi prit le temps d’enfiler une tunique de toile, sans la lacer, mais pour protéger ses épaules nues de cruels coups de soleil. Il en avait bien assez pris durant l’entraînement ! Avec un soupir, il suivit Kim.

L’eau étant précieuse, les caravaniers ne se lavaient pas à la façon des habitants des Deux Rives, mais se contentaient de se frotter avec du sable. Après un moment de scepticisme, Tobi avait dû reconnaître que c’était là un moyen très efficace de se débarrasser de la sueur et de la saleté, une fois la peau endurcie et accoutumée à la friction des particules minérales. Les « bains » étaient souvent établis en des points précis du camp, pour éviter notamment les rencontres intempestives entre baigneur et promeneur, et ce soir-là, Iimero les avait fait installer derrière un bosquet rachitique, juste assez massif pour suggérer une délimitation, et sous des figuiers qui avaient la grâce de les ombrager quelque peu. En arrivant, Tobi salua Gjam et deux autres des gardes, qui goûtaient un moment de calme avant de devoir assurer leur rôle, et il ramassait une poignée de sable quand Derym les rejoignit. Méfiant, le Nordique recula légèrement, ne sachant jamais comment réagir devant cet homme qui aimait à rudoyer sa petite troupe. S’attendant à un éclat, il fut surpris car Derym, sans pique ni moquerie, salua simplement tout le monde et s’installa à son tour.

Tobi ne tarda pas, car il sentait le regard des autres posé sur lui, ce qui avait coutume de l’agacer prodigieusement. Il renfila donc assez vite sa tunique, mais s’assit dans le sable pour attendre Kim, qui achevait ses ablutions. Gjam, qui avait fini, s’adressa alors au jeune Nordique :

« T’as la peau drôlement blanche, même pour un Siranien, gamin. Il y a si peu de Soleil que ça au nord de la Sirène ? Ou t’es de plus haut, de la République de Tolden ? D’un archipel du Nord ? »

Tobi allait répondre quand Kim lâcha, d’un air parfaitement indifférent :

« Nan, il est carrément du Nord. »

Le silence se fit pesant, et Tobi, mal à l’aise, allait prendre la parole – pour dire quoi ? Se disculper, s’excuser ? – quand Derym, qui le dévisageait en silence, haussa la voix à son tour, recouvrant les chuchotements de Gjam à son compagnon, qui se turent.

« T’es vraiment du Nord, gamin ? Evite de le chanter du haut d’une dune alors…et surtout sur tous les toits. Ici, on s’en fout un peu, on a même des gens du Hazda alors, pense-tu ! Mais dans les villes, y pensent pas pareil. Tu dis que t’es du Nord, en face ils te diront « oui, oui » en hochant la tête, et par derrière, c’est une lame à double tranchant qu’il t’enfonceront quelque part, sous un prétexte quelconque. Nous, déjà, on aime pas trop le Nord, mais alors eux ! Tu te ferais lyncher. Tu parles avec un accent Siranien, c’est déjà ça, tu prends un peu de couleurs au soleil et personne saura d’où tu es. Mais fais attention. On se fait massacrer pour moins que ça chez les citadins. »

 

Propre comme un sou neuf, en compagnie de Kim, Tobi revint vers le centre névralgique de la caravane, le feu auprès duquel les femmes, et quelques hommes également, préparaient le souper. Les discussions, allègres, formaient un brouhaha tel qu’il était même difficile au Nordique de poursuivre sa conversation avec Kim, mais le lieu était si vivant que ces quelques inconvénients s’effaçaient d’eux-mêmes. En tournant autour du feu pour rejoindre l’autre côté du campement, Tobi nota que les étrangers s’étaient réunis en un groupe compact, dense, tous autour de la vieille femme qui l’avait tant impressionné peu avant. Cette fois encore, il s’arrêta pour épier la scène.

La femme se tenait debout au centre d’un cercle dont les guerriers étaient le périmètre, tous assis sur les genoux, jambes repliées sous eux. Il flottait dans l’air une sorte de solennité à laquelle le camp n’était pas habitué, et les nouveaux arrivants ne semblaient pas le moins du monde troublés par les cris ; ils leur étaient royalement indifférents. Joignant ses mains, la vieille femme fit un pas en avant et pivota sur elle-même, trois fois de suite, jusqu’à avoir décrit un tour complet. Alors, elle ouvrit les bras et lança trois mots, brefs et clairs, incompréhensibles pour Tobi, vers le ciel. Comme en réaction, tous les jeunes mariés courbèrent l’échine et une sourde mélopée s’éleva du cercle, une suite de mots que même les caravaniers, à en juger par la mine perplexe de ceux qui, à l’instar de Tobi, observaient la scène, ne comprenaient pas. Le rythme en était lent, paisible, et Tobi faillit ne pas remarquer que la vieille femme avait fait un mouvement ; d’infimes frémissements semblaient la parcourir, s’accentuant, toujours avec la même lenteur parfaitement maîtrisée, jusqu’à ce qu’ils deviennent ondulations, naissant du bout des doigts pour aboutir à la ceinture, comme des vagues sur le sable. Le rythme s’accéléra, les mouvements de la vieille femme ne perdirent rien de leur fluidité mais suivirent l’allure, plus amples, plus souples, en des séries de contorsions d’apparence impossible, jusqu’à ce qu’il semblât à Tobi que c’était elle qui menait le rythme de la mélopée par la danse, et non l’inverse. Les guerriers murmuraient de plus en plus vite, articulant à peine, presque tremblants pour certains et la femme accélérait, imprimant son rythme, encore et encore. Derrière eux, attachés à une chaîne, les chiens aboyaient et jappaient en se ruant vers eux, arrêtés par leur collier, tandis que le phrasé aux allures d’incantation atteignait son paroxysme. Alors, la femme ralentit. Et la mélopée suivit. Mais ses gestes avaient changé, plus heurtés, plus rudes quoique toujours aussi envoûtants, ils évoquaient une sorte de combat. Finalement, le ton des guerriers se fondit en des paroles lentes et sereines, et à cet instant, la vieille danseuse, sans cesser de s’agiter, lança une série de mots, que les hommes reprirent à mi-voix. Elle continua sur ce thème pendant quelques minutes, et les jeunes mariés s’aplatirent au sol, dans une position qui indiqua à Tobi que c’était là une forme de prière.

Entre temps, tout le camp ou presque s’était rassemblé pour admirer la transe de la vieille meneuse. Tobi, parcourant la foule des yeux, repéra Seindla et son frère, un peu plus loin, Gjam, ainsi que Tew, qui souriait en parlant à Derym. Une gamine se tenait accroupie aux premiers rangs, balançant la tête au rythme de la danse, et derrière elle, Tobi aperçut Artyreo, qui épiait pensivement la scène, en tenant Mansa par la taille. La jeune caravanière ne semblait pas s’en offusquer, bien loin de là puisqu’elle avait appuyé sa tête sur l’épaule du mercenaire, qui croisa à cet instant le regard de Tobi et s’offrit le luxe d’un clin d’œil malicieux. Il avait l’air si fier de lui que le Nordique, dégoûté, se détourna.

 

Tyresia étouffa un bâillement. Cela n’avait plus rien d’intéressant, même si devant le début de la danse, elle avait senti son cœur bondir et en était presque à déclamer avec les jeunes mariés des clans, même si elle en était encore frissonnante, la magie était envolée, l’excitation, retombée. Elle décida donc de s’éloigner, de peur de croiser Derym, dont elle apercevait le profil ravagé à quelques mètres d’elle, et se glissait dans la foule quand on la héla :

« Mademoiselle ! »

Elle pivota d’un bloc, la voix lui étant inconnue. Un des caravaniers la dévisageait, plutôt amène en apparence, tout sourire. Si sa mémoire était bonne, l’homme s’appelait Seouti et avait en charge un des chariots, tout comme Zock, mais sa place était plutôt en tête de file. Quand Seouti vit qu’elle attendait la suite, il fit un pas vers elle en fendant la masse humaine, et ses yeux sombres, à peine fendus, pétillèrent :

« Mademoiselle ! C’est vous, l’étrangère qu’on a ramassé au puits voilà plusieurs semaines, hein ? Vous excitez les curiosités, mais on vous voit pas beaucoup avec les gens. Ce veinard de Zock, il vous monopolise ! Je l’ai invité à manger avec moi demain, c’était un bon ami de mon père, le désert ait son âme…alors, vous êtes également conviée, demain soir, vers le coucher du soleil ou même un peu avant. »

Tyresia était restée muette, ne sachant trop que dire. Elle n’avait pas particulièrement envie de se mêler à la masse anonyme qu’étaient pour elle les caravaniers, les percevant comme un danger. Bien que le jeune homme soit d’allure charmante, elle ne savait pas à quoi s’attendre, et s’apprêtait à refuser quand il ajouta avec un sourire candide et un ton parfaitement courtois :

« Si vous le voulez, bien sûr. Je ne vous force pas. »

Elle sentit sa dernière résistance fondre comme neige au soleil, et s’entendit répondre sans avoir pu se faire taire :

« Ce sera avec plaisir. »

 

« Arrête de te regarder dans ce miroir, tu vas l’user ! Tu pourrais arriver en guenilles qu’il serait content, Seouti.

– Mais c’est important de faire bonne impression, Zock.

– Mouih, pour sûr, Tyresia. En attendant, si tu continues à te pomponner, tu me feras surtout de l’ombre. Je vais avoir l’air d’un rustre ! Et si ma femme était encore vivante…j’ose pas imaginer ! Vous auriez gloussé pendant des siècles en essayant un millier d’habits avant de choisir ceux que vous aviez vu au début et qui étaient très biens. Le même cirque pour les bijoux, hein ?

– J’ai pas de bijoux, Zock ! Tu crois que ça peut s’arranger ?

– Demande pas ça à un caravanier, malheureuse ! La jade, on la vend, on l’offre pas ! »

Tyresia s’assit en tailleur sur le sol de la tente de Zock, rendu moelleux et confortable comme un cocon par une série de tissus le recouvrant, et passa une brosse dans ses cheveux qui, désormais, arrivaient en dessous des omoplates. Elle portait une des tenues qu’elle avait achetées à Lian, voilà déjà plus de trois semaines, peut-être même un mois, et qui se composait d’une chemise grise, lacée et fine, et d’un pantalon en tissu plus grossier, de couleur brun délavé. Aux pieds, ses sempiternelles bottes élimées couvraient jusqu’à ses genoux, soigneusement graissées grâce au concours de Tobi, expert en matière d’entretien des cuirs. Zock, debout face à elle et mimant l’impatience, n’avait pas fait tant d’efforts quant à son apparence et s’était contenté d’habits propres, mais qui avaient manifestement vécu, et d’un peu de nettoyage. Les trois enfants jouaient aux dés dans le coin de la tente dont ils avaient fait leur repaire, vaguement déçus de ne pas pouvoir venir avec leur père et l’étrangère chez Seouti, mais vite consolés, comme tous les enfants.

Enfin, Tyresia reposa sa brosse et déclara en se relevant avec entrain :

« Je suis prête !

– Pas trop tôt, la prochaine fois je t’attends pas ! »

Secouant la tête, Zock lui tint néanmoins la « porte », constituée par le revers de la toile de tente, et sortit à la suite de l’évadée. Cette dernière se sentait nerveuse et indécise. A l’exception de Zock, devenu son ami, et très éventuellement de Nom, elle ne s’était pas vraiment mêlée à la petite société de la caravane et avait vécu à sa lisière, en observatrice. Elle ne connaissait pas grand-chose des usages à respecter à l’exception de ce dont lui avaient parlé Zock, Tobi ou Artyreo, et n’appréciait guère non plus la compagnie d’autrui. Ce dîner lui apparaissait donc comme une épreuve, voire un examen, puisqu’il s’agissait là de répondre à l’invitation d’un parfait inconnu, auquel elle n’avait jamais vraiment adressé la parole. Si Zock ne s’était pas trouvé avec elle, Tyresia aurait volontiers obéi à l’impulsion qui lui commandait de fuir en courant.

Tout comme Zock, Seouti disposait d’une tente, mais à la différence du vieux caravanier, elle était plus étriquée, n’ayant à abriter qu’une personne au quotidien. Le jeune homme accueillit ses deux invités avec le sourire, et leur proposa de s’installer à l’extérieur : le temps était clément, ce soir là, et le brasero installé par Seouti leur assurait à la fois lumière et chaleur. Tyresia s’installa en tailleur dans le sable, suivant du regard leur hôte, qui allait et venait sans cesse d’un bout à l’autre de la petite aire de lumière délimitée par le brasero. Zock et Seouti parlaient du père de ce dernier, discutaient les dernières nouvelles de la caravane et des cités, tandis que l’évadée demeurait silencieuse, se laissant bercer par le son de leurs conversations et le murmure des autres échanges alentours, par l’ambiance paresseuse du campement.

 

 

Pour la centième fois, sembla-t-il à Tobi, Kim abaissa sa hache et l’appuya sur le sable, le visage impénétrable :

« Là, tu es mort. »

Tobi gémit, découragé, les bras tremblant sous le poids de son arme, et son professeur lui expliqua :

« Te contente pas de te camper et de contrer. Je suis plus fort que toi alors, à tous les coups je t’en fous plein la tronche et je gagne. Tu peux pas m’empêcher de te toucher si je force, même si en combat je forcerai pas parce que ça me mettrait en danger. En combat je frapperai vite ailleurs, et tu devras contrer et contrer et contrer et tu seras claqué, après. Faut pas hésiter à bloquer quand tu peux pas faire autrement ou que ça te rend service mais là, tu peux. Alors, esquive et frappe ! »

Sous le regard de Kim, le nordique se remit en garde, encore haletant, trempé de sueur, et de nouveau son adversaire chargea. Ahanant sous l’effort, Tobi bloqua le premier coup, provenant du haut, sentant le contrecoup du choc jusque dans son épaule. C’était douloureux comme un coup de poing. Son regard croisa une seconde les yeux froids et concentrés de Kim puis ce dernier accentua sa pression et Tobi sentit un de ses bras se mettre à tressauter. Alors, il se souvint des consignes de son professeur et accentua sa résistance pour utiliser sa hache comme un pivot, se glisser sur le côté et brutalement rompre le contact, pour riposter. Quand ses pieds se déplacèrent, il ne parvint pas à séparer son arme de celle de Kim et sous la pression imposée, son bras, qui se retrouvait dans le vide, céda brusquement. La tête de la hache frappa le sable en s’y enfonça et Tobi trébucha, manquant tomber sur le manche de son arme, avec un petit cri. Il replaça un pied devant lui, se redressa, gémit sous l’effort imposé à ses muscles en soulevant la hache, et la lame de Kim frôla son cou. Tobi stoppa net.

« Mort. Si tu ne gardes pas ton poids sous la hache, tu vas pas t’en sortir.

– Oh, Kim, laisse-le se poser ! »

C’était Seindla qui approchait, drapée dans une robe rose pâle, en balançant machinalement un seau. Le soleil couchant semblait colorer la peau soyeuse de son bras de rouge, et Tobi jeta à sa sauveuse un regard reconnaissant, malgré les protestations de Kim :

« Sans échec, il ne progressera pas ! Et puis, c’est lui qui a voulu, hein. »

Seindla était arrivé à leur niveau, et de sa main libre saisit la hache de son frère, un peu au-dessus de la prise de ce dernier :

« Ouais, mais ça peut attendre, Derym veut le voir. Et toi aussi. Et tout le camp ! »

Elle attrapa Tobi par le bras et le nordique se dégagea plus vivement qu’il l’eût désiré. Ces derniers temps, Seindla semblait vouloir le tenir en toute occasion, à la grande confusion de son ami. Il ne pouvait en effet nier que le contact de la jolie jeune femme l’émouvait, mais c’était justement cela qui le poussait, d’instinct, à s’écarter d’elle. Non par répulsion, mais sa peau était si douce, et son rire si clair. Et surtout, Kim ne manquait jamais, s’il était présent, de lancer à Tobi un coup d’œil non dénué d’un avertissement.

Cette fois-ci cependant, il sembla ne pas vouloir réagir, et alla d’un pas lourd ranger leurs haches, tandis que Tobi remettait sa chemise sous l’œil moqueur de son amie, qui le considérait, les mains sur les hanches :

« Tu serais presque bronzé, mon cher. Bientôt, tu ressembleras plus à un gars du Sud qu’à un nordique et les jeunes demoiselles de la caravane te feront la cour !

– Les dieux m’en préservent ! répliqua Tobi en passant le vêtement par-dessus sa tête. Pourquoi Derym réunit tout le monde ?

– Pour organiser la Widno zene, quelle question, c’est la période de l’année.

– Seindla, je ne parle pas vraiment ta langue…

– Au bout de deux mois tu devrais, incapable ! Fais un effort, tu veux que je te donne des cours ?

– J’ai pris assez de cours comme ça…

– C’est, euh, on peut traduire par la fête des neiges mais en fait en soi, c’est plus la fête du Sud, et, euh…oh ! Derym t’expliquera, il est fort pour ça ! Bon, Kim, t’as bientôt fini de te pomponner comme une ghadze ?

– C’est quoi une… ghadze, Seindla ?

– Eh bien… »

Kim, qui les rejoignait, fit mine de donner un coup de poing à sa sœur, puis expliqua rapidement à Tobi :

« En fait, vous le traduiriez comme « séductrice », mais c’est un peu…euh, méprisant. Un peu méprisant, oui, c’est pas le mot le plus élogieux pour dire ça, tu vois ? Ca désigne une certaine catégorie de la population et…bon, Tobi, tu vois ce que je veux dire, là ?

– Une prostituée ? Dis, comment ça se fait que vous parliez si bien le Siranien, vous les caravaniers ? Vous êtes du Sud pourtant et les Siraniens ne parlent pas la langue du Sud.

– Oui, c’est l’idée. Tobi, enfin, nous sommes des commerçants. Je te garantis que les riches marchands avec qui nous faisons affaire pour notre jade, ils parlent assez bien les langues du Sud pour ne pas se faire entourlouper ! Et nous, si on veut pouvoir vendre, pareil, faut savoir ce qu’ils disent. C’est la règle de base.

– Bon, on y va ! »

Seindla attrapa la main de Kim et partit vers le centre du campement, en entraînant au passage Tobi par le bras, ce dernier étant cette fois-ci bien obligé de suivre.

Debout sur un chariot, Tew assis à côté de lui, Derym semblait maugréer et marchait de long en large sur l’espace réduit tandis que la population du camp se rassemblait paisiblement devant lui. Quelques minutes après l’arrivée de Kim, Tobi et Seindla, qui avaient déjà dû fendre la foule, l’intendant mit ses mains en porte-voix et força le ton, dans la langue des caravaniers, si bien que Tobi ne put déduire le sens de ses mots que de la réaction des autres. Tout le monde se tut et fixa l’homme qui dominait la foule, et qui entama un long discours, approximativement traduit pour Tobi par Seindla.

« La Fête du Sud approche et, comme tous les ans, il faut la célébrer selon les usages. C’est une tradition qui nous a été transmise par tous nos prédécesseurs, je ne vais pas vous l’expliquer je pense, et qui doit perdurer pour que nous continuions à nous souvenir du jour où les Contrées du Sud se sont affranchies du joug de l’Empire du Nord. Est-ce qu’il faut vraiment que je vous rappelle à quel point c’est un moment important, qui rassemble caravaniers et citadins, un jour où, puisque tous fêtent la même chose, tous sont du même peuple ? Il nous faut donc décider de qui orchestrera les différents évènements. Iimero a laissé le rôle du conteur à Tew, cette année, et lui se contentera du reste du rituel. Il faut plusieurs personnes pour préparer le repas, je vais les désigner s’il n’y a pas de volontaires, et autant de chasseurs, pour nous ramener un peu de viande fraîche, ce ne sera pas du luxe. Il faut aussi des volontaires pour évaluer les réserves et voir précisément ce que nous pourrons utiliser. Fête ou pas, hors de question que nous mourions de faim en plein désert à cause d’un banquet !

 

«  Derym est un intendant avant tout, souffla Artyreo, moqueur, à l’oreille de Mansa. Ses grandes envolées lyriques n’ont pas duré longtemps, mais c’est un sacré orateur, on ne sent quasiment aucune transition dans son discours », acheva l’homme en se glissant près d’elle. La jeune caravanière mima tout d’abord l’indifférence, puis hocha la tête en souriant :

« Il aime parler. Son apparence ne le laisse pas présager, hein ? Mais c’est un beau parleur, un gars intelligent, qui sait diriger la caravane avec la poigne nécessaire tout comme charmer son auditoire, et il y prend plaisir : regarde le ! »

Effectivement, Derym captivait la foule. Artyreo le voyait agiter ses bras, ses doigts au rythme de ses mots, moduler ses intonations, bien campé sur ses deux pieds et paumes ouvertes vers son auditoire. Il choisissait soigneusement ses mots pour rappeler l’importance de Widno zene,  et Artyreo reconnaissait dans son attitude la gestuelle d’un orateur confirmé. A cet instant, Mansa, manifestement encline à la discussion, reprit à voix basse, dans la langue du Sud, puisque Artyreo la parlait désormais presque couramment, retrouvant la dialecte de sa jeunesse :

« Il va nous en parler pendant une heure si personne ne l’arrête, et après ça, il va passer trois jours à maugréer sur ce que lui coûte la fête en énergie, et comme d’habitude, il va pester, râler, se plaindre, mais dès qu’on lui aura collé un verre dans les mains ce sera le premier à mettre de l’ambiance !

– Ah, il a l’alcool joyeux, Derym ?

– Non, je ne l’ai jamais vu ivre, mais il est très bon public, tu verras. C’est un type qui ne ressemble pas du tout à…à, euh, ce dont il a l’air au prime abord. Tu saisis ?

– Tu sais que je ne suis pas idiot, sourit Artyreo en attrapant Mansa par la taille. La jeune fille se raidit :

– Tu vas te faire passer un savon par mon père, il est juste derrière nous.

– Qu’il le passe ! Il va encore parler longtemps, Derym ?

– Jusqu’à ce que quelqu’un trouve un prétexte pour l’interrompre, mais ça peut durer des heures puisque, irascible comme il est, il a horreur qu’on le coupe. La dernière fois, c’était Nom qui lui avait coupé la parole et Derym…

– Dites moi, je vous dérange ? »

En entendant la voix tonitruante de Derym, Mansa sursauta et Artyreo adressa un sourire à l’intendant. Tout le campement, ou presque, s’était retourné vers eux et Artyreo sentit Mansa se raidir un peu contre lui, manifestement mal à l’aise. Par égards pour sa dulcinée, l’homme décida donc de ne pas répondre avec insolence à Derym, comme il venait d’être tenté de le faire, et répondit avec un fond d’humilité :

« Toutes mes excuses, Derym, je ne voulais pas te gêner. Mais puisque je savais déjà tout ce qu’implique cette fête…tu veux que je quitte l’assemblée ?

– Je ne te ferai pas ce plaisir. En revanche, puisque tu t’es si gentiment porté volontaire pour aller faire un tour, tu iras chasser avec Gjam et Hormjo, et qui ils jugeront utile d’emmener également. »

Artyreo soupira discrètement, puis regarda Mansa, qui avait encore le rouge aux joues, et presque les larmes aux yeux, d’avoir senti peser sur elle les regards de toute l’assemblée. Presque physiquement, il sentait aussi la désapprobation muette de ses parents, derrière eux deux, alors, pour dérider la jeune fille, il se pencha vers elle –il ne l’avait pas lâchée- et lui glissa à l’oreille :

« Ca y est, son discours est fini, bien joué ! »

Mansa eut un sourire timide :

« Mais toi tu vas devoir supporter Gjam et Hormjo pendant une journée entière.

– Ils ne sont pas des compagnons passionnants, rien à voir avec toi, mais pas bien méchants. Je devrais m’en tirer avec les honneurs, ne t’en fais pas pour moi ma belle. »